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— … Je ne sais pas ce qui m’a pris, vers trois heures, j’ai vu clignoter les voyants rouges du radio-réveil posé sur la table de chevet, et je me suis dit que plus vite j’aurais cette certitude, plus vite je pourrais commencer une nouvelle vie sans cette garce. Un strip-teaseur, à cette heure-là, ça devait être en plein boulot…

Philippe Saint-Jean se redressa tout à coup : le type qui racontait sa triste histoire de jalousie ordinaire avait-il osé un geste aussi extravagant ? Coincer le chippendale qui avait couché avec sa femme ? Personne, dans son milieu, n’aurait été capable d’une chose pareille mais tous en auraient rêvé ! Yves Lehaleur remonta tout à coup dans son estime.

— Je sais que tout ça est ridicule, et ridicule, ça n’est même pas le bon mot, c’est le stade au-dessus du ridicule, comme une farce lamentable qui cherche à être drôle sans y parvenir : Pauline avait couché avec un strip-teaseur, un gars bodybuildé, huilé comme un poulet rôti. La femme avec laquelle je vivais depuis cinq ans était tombée dans ce panneau-là.

En fait, il cherchait le mot « grotesque ».

— C’était quoi, ce fantasme ? L’exact équivalent de la strip-teaseuse vulgaire, fardée et super bandante qui nous plaît tant à nous autres ? C’était la même chose ? Pauline avait eu envie de ça ?

Même s’il ne correspondait en rien à la clientèle du club, le videur avait laissé entrer ce gars en parka, terriblement silencieux, lent, et si absent au monde. Yves avait vu défiler sur scène Sabrina et Marcy, puis, au micro, on avait annoncé le show d’un certain Bruno.

— Un accès de haine dès que je l’ai vu. C’est un sentiment si rare chez moi qu’il en devenait un signe évident : c’était lui. Pauline était partie avec lui cette nuit-là.

En le voyant imposer son corps aux clientes, Yves avait cherché en chacune le regard et les gestes de sa femme. Comment avait-elle réagi quand il avait saisi les mains de Pauline pour les poser sur ses fesses ? Quand il avait approché son sexe de son visage ? Avait-elle souri béatement, comme les autres, ou rougi, de honte ou d’excitation, avait-elle été audacieuse ou mal à l’aise, avait-elle eu envie de fuir une attraction inattendue, ou bien de se laisser envahir par elle ? Yves avait demandé à rencontrer ce Bruno en se faisant passer auprès du barman pour un patron de club qui recrutait dans les bars chics de la capitale. Dix minutes plus tard, avait déboulé l’artiste en personne, rhabillé à la va-vite, ruisselant de sueur.

Je suis le mari de Pauline.

Bruno n’avait entendu de cette trop courte phrase que le mot mari, et à la réflexion, à quoi pouvait ressembler un gars emmitouflé dans sa parka, dans un haut lieu de la nuit parisienne, sinon à un mari ? Le mari de qui… ? Yves lui avait rafraîchi la mémoire : La blondinette un peu potelée que vous vous êtes tapée samedi dernier.

— Il a cru que je venais lui casser la gueule. Ça m’a fait plaisir de voir ce grand costaud qui passait des heures dans les salles de sport avoir la trouille d’un gars comme moi. Moi qui suis le contraire d’un bagarreur, moi qui fuis toute forme de violence. Et pourtant, dans l’état où j’étais, je pouvais lui fracasser le nez contre le rebord du comptoir et lui ôter tout espoir de retrouver sa petite gueule à la mode. Il l’a senti.

Qu’est-ce que je peux dire ? Il était trois heures du mat… Elle était adulte et consentante… Je ne pensais pas faire souffrir quelqu’un… et je crois, elle non plus… Bruno avait eu un mouvement de recul en voyant Yves glisser la main dans une poche intérieure. Et en sortir un chéquier.

— Malgré mon envie de mettre ce bar à feu et à sang, je n’étais pas là pour me venger mais pour avoir une certitude. Et surtout, des détails. Sans payer, jamais je ne les aurais eus.

De ces détails qui servent à se rendre malheureux, à rajouter des scènes inédites au cinéma permanent que l’on se joue. Ces détails-là, certes, faisaient mal mais ne mentaient pas — il suffisait d’un seul, même cruel, pour faire cesser toute spéculation, erreur d’interprétation, mensonge, faux-fuyant et faux espoir. Bruno s’attendait à tout sauf à être payé pour le récit de cette nuit-là — et sans doute aurait-il demandé au cocu de lui foutre la paix s’il n’avait eu le chèque en poche. Yves lui proposait de gagner en un quart d’heure l’équivalent d’une soirée entière à jouer le cadeau d’anniversaire, offert par une bande de copines à celle d’entre elles qui s’y attendait le moins.

Bruno avait lâché le morceau en veillant à rester le plus objectif possible. Quand il lui arrivait de griller une étape, Yves lui demandait un retour en arrière. C’est elle ou c’est vous qui avez proposé d’aller chez vous ? Il était quelle heure ? Elle a accepté tout de suite ? Le compte rendu, prudent et méthodique, de Bruno s’était résumé en une lente énumération de ces fameux détails. Il avait commencé par noter sa petite île déserte tatouée au creux de l’aine. Ce motif, Pauline et Yves l’avaient choisi ensemble. Un coin de paradis où depuis il avait été le seul Robinson.

Ça s’est passé dans le lit ? Par terre ? Sur le canapé ? Elle vous a fait « ça » ? Et « ça » ? Dans cette position-là ? Et « ça », vous le lui avez demandé ou elle vous l’a fait spontanément ? Des caresses qu’Yves prenait pour des dons de sa femme à l’homme qu’elle aimait. Une intimité qu’ils avaient passé des années à conquérir. Un inconnu avait tout obtenu en une seule fois et sans même avoir besoin de la mettre sur la voie. Quand Yves lui avait demandé si elle avait joui, Bruno avait répondu : Je ne sais pas, sans pourtant laisser le moindre doute planer. À son réveil, Pauline avait disparu sans laisser de mot ni de numéro, et pour Bruno c’était bien mieux ainsi.

Yves lui avait posé une toute dernière question : Pourquoi ma femme ? Vous qui attirez des filles bien plus belles, bien plus riches, bien plus en vue, pourquoi avoir couché avec une petite femme si ordinaire à vos yeux ? Sans hésiter, il avait répondu : Parce que la ménagère qui s’offre un extra, ça se tente au moins une fois. Rappelé en coulisses, Bruno avait lancé un dernier regard, sans ironie ni malveillance, vers Yves. Je sais que ça n’aidera pas, mais les femmes que je rencontre ici me voient comme une espèce de sex toy vivant. En général, elles repartent déçues.

Effectivement, ça n’avait pas aidé. Car, depuis cette nuit-là, Yves n’était plus l’homme qui avait su faire rêver sa femme, son prince charmant, l’objet de son désir. Il était redevenu un petit poseur de double-vitrage qui ressemblait au premier venu, pas plus ambitieux que la moyenne, juste un brave gars qui fera un bon petit mari et un père attentionné, avec lequel on pourra vieillir sans trop de regrets. La fougue et la fièvre, c’était déjà un autre, un inconnu qui arrachait des cris aux femmes rien qu’en apparaissant sur scène.

— Les hommes infidèles qui sont trompés à leur tour n’ont que ce qu’ils méritent. Mais moi ? En cinq ans, je n’avais pas croisé de femme plus attirante que la mienne, et qui sait si ça n’aurait pas duré ainsi encore longtemps ?

Durant ses années de mariage, Yves ne s’était jamais posé de questions sur la fidélité, la longévité du couple ou l’érosion du désir. À bord d’une coquille de noix où ne tenaient que deux passagers, il avait mis le cap sur le grand large et s’était imaginé faire le tour du monde contre vents et marées. Aujourd’hui, débarqué de son rêve, il ne reprendrait plus la mer avant longtemps.