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— Je n’ai jamais revu Pauline. Je n’éprouve pas le plus petit atome de nostalgie de ce que nous avons vécu. Même dans mes pires cauchemars, elle apparaît de moins en moins. Je l’oublie.

De son côté, elle avait tout tenté pour implorer son pardon, prête à tous les serments, mortifiée de s’être égarée cette nuit-là. Pour ne plus lui adresser la parole, Yves avait confié à un avocat toutes les questions matérielles et la procédure de divorce. Mais, avant que ce mauvais film ne le laisse enfin en paix, Yves s’était arrêté sur chacun de ses enchaînements pour tenter d’identifier lequel avait fait basculer son mariage. Illusoire mais systématique analyse de toutes les hypothèses, de toutes les bifurcations possibles d’une longue série d’épisodes conduisant à une fin inéluctable. Et si ce soir-là… ? Et si ce soir-là ils étaient allés dans un autre bar ? Et si elle avait bu du whisky au lieu de la vodka ? Et si ce crétin de danseur avait fumé une cigarette dehors durant sa pose ? Et si Alain s’était montré plus convaincant ? Fanny aurait-elle servi d’alibi si elle n’avait pas habité à deux pas ? Et si le plus petit de ces détails avait contredit à lui seul une telle fatalité, Yves aurait-il fini sa vie avec Pauline, tous deux le cœur en paix, entourés de leurs petits-enfants ?

Il n’aurait jamais de réponse. Mais tant de conjectures confirmaient à leur façon que seul le drame savait convoquer le destin en personne. Jamais les fins heureuses.

— Aujourd’hui j’en arrive à penser que ce coup du sort a peut-être été ma chance. Les événements sont encore trop récents, mais je sais qu’un jour prochain je remercierai Pauline de m’avoir délivré d’elle.

Yves quitta l’estrade, épuisé, tout étonné d’être allé si loin dans l’impudeur. Il ne s’était cherché aucun arrangement avec la vérité, on l’avait écouté sans condescendance, et son récit semblait déjà ne plus lui appartenir. Philippe Saint-Jean, qui d’habitude mettait un point d’honneur à ne s’épater de rien, était forcé d’admettre que ce drôle de bonhomme, qui se déclarait mal à l’aise en public, avait captivé cent personnes deux heures durant — même au Collège de France il n’avait jamais écouté de communication aussi soutenue. Si son histoire était banale, sa façon de la vivre, et surtout d’en finir, ne ressemblait à rien de connu. Comment avait-il pu être si radical, si impitoyable avec une femme qu’il aimait tendrement jusqu’alors ? Une telle intransigeance paraissait démesurée, injuste. Quel noir sentiment était assez fort pour détruire le bonheur manifeste ? Philippe l’imaginait si bien, cette Pauline, reine d’un soir, perdant le contrôle de ses émotions. Comment ne pas comprendre que l’écart de cette nuit-là ne s’était pas produit par hasard mais au moment où, dans son tout nouveau foyer, elle allait fonder une famille. Et cette aventure-là se déroulerait si vite que, sans s’annoncer, l’âge mûr viendrait la relever de sa mission. Comment ne pas deviner que le symbole de cette incartade comptait bien plus que le frisson ? Comment ne pas admettre que cette folie d’une nuit était sans doute la dernière audace d’une jeune femme sur le point de tout donner, et avec bonheur, au quotidien des siens ? Comment refuser le pardon à une femme aimée quand on reconnaît le droit à l’erreur à ceux qui jamais ne devraient en commettre ? Quand on accorde des circonstances atténuantes aux crimes de sang chaud ?

Philippe Saint-Jean et Denis Benitez quittèrent la salle ensemble, longèrent un couloir en évoquant leurs souvenirs de communale. Au seuil de l’établissement, éclairé par un réverbère, ils aperçurent la silhouette d’Yves Lehaleur qui détachait l’antivol de son scooter. Les trois hommes échangèrent poignées de main, noms et prénoms, puis quelques amabilités sans lien direct avec cette confrérie dont ils ne savaient plus quoi penser. En voyant scintiller la terrasse vitrée d’un café, l’un d’eux proposa d’aller prendre un verre.

* * *

Attablés devant des bières, ils firent connaissance comme s’ils s’étaient rencontrés dans des circonstances plus classiques. Philippe était intrigué par Denis, l’homme que les femmes fuyaient, et bien plus encore par Yves, l’homme qui ne pardonnait pas.

Si, du temps où il vivait avec Juliette, sa dernière compagne, Philippe avait vécu pareille mésaventure, il aurait cherché à démêler le vrai du faux, à balancer écoute et reproche, à puiser tantôt dans le bon sens populaire, tantôt dans la psychanalyse. Il se serait montré attentif, puis virulent, puis démuni, magnanime enfin, toujours présent, à elle, à leur couple, afin de lui définir de nouvelles bases. Philippe aurait tout autant dialogué avec lui-même, quitte à se perdre dans une spirale de sens, ou bien il se serait confié à un ami auteur d’un essai sur la jalousie, ou à un ancien analyste recontacté pour l’occasion. Tout mais pas cette décision implacable et définitive, ce couperet tombé sans même laisser la plus petite chance à l’autre. Philippe vivait encore au pays de Voltaire et de Sartre, celui des mots.

De son côté, Yves avait, ce soir, tourné une page. En homme libre, il ne savait pas de quoi demain serait fait mais ça n’avait guère d’importance ; il avait payé trop cher ses projets d’avenir avec Pauline pour s’en découvrir de nouveaux. Dorénavant, il allait s’en remettre au hasard, et si le hasard avait décidé de prendre son temps, Yves avait déjà retrouvé le sien. C’était même le premier cadeau de sa toute récente liberté : le temps, le temps pour soi, le temps pour tout, le temps perdu, le temps béni.

Pendant que Philippe commandait des verres, Denis observait la serveuse de pied en cap, joues roses et pommettes saillantes, capable de donner tout ce qu’elle n’a pas si on le lui demande avec délicatesse. De se savoir si disponible à toutes les femmes du monde le ramena tout à coup à sa terrible solitude et, pour la repousser quelques heures encore, il décida de repasser par sa brasserie pour un dernier verre entre collègues. Philippe, peu pressé de partir, avait prévu de s’endormir devant la rediffusion d’un documentaire. Et comme chaque soir, de retour dans son grand lit vide, Yves allait s’interroger sur le seul aspect du célibat qui le préoccupait désormais : le manque de sexe.

Après Pauline, se trouver une nouvelle partenaire n’avait pas été une priorité. Il lui avait fallu de longs mois pour se remettre du choc et surmonter une sorte de dégoût pour toute forme de chaleur humaine. Mais sa libido depuis s’était rappelée à lui, plus préoccupante de jour en jour. Bizarre fébrilité à la tombée de la nuit, regards traînants au passage d’une jupe, érections intempestives. Il allait devoir partir à la recherche de nouveaux corps, et dans ses rêveries diurnes il en imaginait toute une série, comme pour se mettre à jour d’une vie de séducteur interrompue cinq années durant pour une garce qui n’avait pas mérité sa fidélité. La perte de la femme qu’il aimait avait modifié la chimie de ses sentiments de façon irréversible. Plus jamais Yves — il insistait sur le plus jamais — ne tomberait dans le piège de l’intimité. S’il ne parvenait pas toujours à mettre des mots sur ses émotions, certains lui inspiraient désormais un réflexe nauséeux, comme amour et son cortège de synonymes, ou tendresse et ses dérivés, avec une mention spéciale pour couple, particulièrement indécent mais sans équivalent réel. D’autres s’en sortaient mieux, affection ne recouvrait rien de trop sordide et attirance restait assez vague pour ne prendre aucun risque. Curieusement, il avait banni le mot séduction de son vocabulaire. Séduire ? La belle affaire. Le terme induisait un enchaînement de figures imposées, toutes plus fastidieuses les unes que les autres. Rencontrer, accoster, se montrer brillant dans la mesure de ses moyens, extirper un numéro de téléphone, attendre un laps de temps suffisant avant de se manifester, extorquer un rendez-vous, rester patient, et drôle encore, afin de se retrouver dans un lit, sans pourtant paraître trop audacieux, deviner les limites sans les transgresser. Si d’aventure on franchissait avec succès ces étapes-là, la fille qui avait succombé ne devait en aucun cas s’imaginer avoir rencontré quelqu’un. Yves Lehaleur, le cœur découragé, se dispenserait dorénavant de tout souci de romantisme.