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Et telle est l’existence, mon fils, à l’image de notre sang qui part du cœur pour mieux s’y précipiter. Le guignol lui file l’impulsion du retour. C’est d’une somptueuse incohérence, ou bien, au contraire, la manifestation suprême du mouvement universel, tu piges ? T’adhères bien à mon raisonnement ? Merci, ôte tes doigts de ton nez, que j’ai une sainte horreur des petites boulettes collées entre les pages.

Le temps que les autochtones, réveillés en sursaut, achèvent de dépaupièrer, de piger, de calmer leurs angoisses, d’appeler qui de droit, on s’est fondu dans l’ombre bienveillante des maisons basses. Une venelle tortille au cœur d’une obscurité épaisse comme de la Guinness.

Je l’adopte. Le souffle rauque de mon Béru est comme celui d’une turbine qui me propulserait au cœur de la nuit. Par-delà lui, je perçois une troisième galoperie. M’offre le luxe d’un coup de z’œil périscopique. Surprise ! La petite Cathy nous file le dur de son mieux. Brave gosse, va ! Qui se mouille en nous emboîtant le pas. T’en trouveras beaucoup de frangines commak ! Elle est bien la digne fille de son vieux forban de dabuche, dynamitée par une énergie qu’on disait « peu commune » dans les zouvrages d’autrefois jadis.

Bon, c’est très joli, touchant, émouvant, mais ça nous mène où, ça ? Fuir, c’est s’éloigner d’un danger, certes, mais trop s’en écarter t’amène en terrain découvert, te rend repérable et donc vulnérable. Il est évident que la venelle va déboucher en pleins champs. Alors, à quoi bon ?

Je ralentis, happé par des réflexions dont l’urgence mobilise toute mon énergie. Et j’aperçois soudain, sur ma droite, de quoi les concrétiser. Je veux parler d’un petit chantier naval, oh, très artisanal, où se fabriquent des bateaux de pêche. Moi, tu sais comme, hein ? J’arrête pile, écarte les bras pour rassembler mes compagnons de calte.

Je leur désigne une grande barcasse en construction, sous un hangar.

— Cachons-nous ici ! dis-je.

Ils obéissent. J’aide Cathy à escalader les étais entrecroisés sous la quille du barlu. On se tapit dans le creux de la coque. On reprend de son mieux l’usage de ses poumons.

— Vous venez de prendre d’énormes risques en nous suivant, Cathy, lui chuchoté-je. Maintenant vous voici compromise.

— Désormais, je vous suivrai jusqu’au bout de l’enfer, mon chéri, me répond-elle en s’incrustant dans mon corps enfiévré.

Quel hommage ! J’espère qu’il ne cache pas d’arnaque, because, bibi, j’ai appris à me gaffer des sœurs trop passionnées.

* * *

Une nuit de fuite, d’action, de baise, de traques, de tout ça, eh ben crois-moi ou va te faire peindre les frivolités en rose praline, couleur de ta connerie, mais ça te ruine l’organisme. La nuit étant douce, et suave le contact parfumé de Cathy, je finis par m’endormir, avec ma menteuse dans son appareil à affûter les esquimaux Gervais ; ce qui gêne un tantisoit la respiration, mais facilite ta relaxation.

Et du temps s’écoule. On perçoit une certaine agitation, au début, mais qui ne dure pas très longtemps. Et le grand calme irlandais nous empare, bienfaisant, sédatif.

C’est une exclamation proférée en gaélique qui nous réveille. Une tronche hirsute, couverte de poils roux, ravelée de plaques brunes, dont les cils et les sourcils sont jaunes, qui n’a plus que trois dents aussi rouquines que la barbouze, coiffée d’une chose qui fut une casquette et s’obstine à vouloir en demeurer une, agrémentée d’yeux bleu pastel très clair, limpides comme un regard d’huître perlière, une tronche telle que je viens de te la sommairement brosser émerge sur fond de ciel. Son possesseur est âgé d’une soixantaine damnée (il est flamboyant comme une démon, sauf qu’il a l’air très bon mec).

Devinant, à nos mises, nos mines et autres accessoires, que les rapports que nous sommes susceptibles d’entretenir avec la langue gaélique sont ceux qu’auraient un homard et une vache fribourgeoise, il se nous adresse en anglais convenable (si tant que tu puisses jamais trouver convenable ce sommaire patois avec lequel Shakespeare réussit à écrire néanmoins Hamlet (au bacon).

— Qu’est-ce que vous fichez là, les gars ? demande-t-il, sans haine ni crainte, juste pour savoir, parce qu’enfin, lui, il construit un bateau et qu’en s’y vautrant à trois (dont Béru) on risque de le gêner dans ses varloperies en tout genre.

De toute évidence, ce gentleman ébéniste n’a pas eu vent d’ouest des événements de la nuit. Sa bouille pareille à une fraise de commice troupier raconte la lente action du whiskey sur un organisme qui fut regardable un jour.

Je le prends sur son terrain :

— Faites excuse, patron, on est en vacances dans la région. On a tellement éclusé de whiskey qu’on n’a pas été foutus de retrouver notre bagnole et qu’on s’est permis de passer la nuit dans cette merveilleuse embarcation née de votre génie.

Il éclate d’un rire à trois ratiches, une langue archichargée et deux rayons de gencives pourries. Il comprend la vie, le père Mathurin du Conemara. Le k.-o. éthylique, tu parles, c’est son violon d’Ingres.

— Venez ! nous enjoint (de culasse)-t-il.

On débarque et le suit jusqu’à une maisonnette biscornue, aussi vétuste et malmenée que sa pauvre bouille, et dont le toit de chaume ressemble à sa casquette moyenâgeuse.

— La bicoque ne comporte que deux pièces où le charpentier de marine vit seul depuis des décennies.

— La p’tite dame va vous faire frire des œufs, déclare le cher bonhomme, en désignant une poêle graisseuse, de l’huile rance et un panier d’œufs que je souhaite de poule.

Lui-même va tirer d’un placard un litron et quatre tasses ébréchées. La boutanche contient du whiskey. Il sert généreusement, poussant la largesse jusqu’à ne relever le goulot qu’une fois que la tasse a débordé.

Il est duraille à piger quand il exprime, l’Onassis du pauvre. Ça produit une espèce de bouillie fangeuse dans sa margoulette de vieux brochet.

— Vous tombez à pic, les gars, déclare-t-il joyeusement, je travaille point aujourd’hui. C’est un des anniversaires d’avec ma défunte épouse, et je ne travaille pas.

— Qu’entendez-vous par l’un « des » anniversaires ? demandé-je en m’efforçant de paraître intéressé.

Il désigne au mur un grand carton ouvert d’une écriture que seul un décryptographe de l’I.S. parviendrait à lire.

— Les anniversaires de la pauvre vieille chérie, annonce-t-il. Celui de notre rencontre, celui de notre premier rendez-vous, celui de notre premier baiser, celui de notre première troussée, celui de…

Il y en a trois cent vingt-huit au total, ce qui rend le barqueur indisponible pendant une bonne partie de l’année. D’ailleurs, nous l’apprendrons un peu plus tard, l’embarcation qu’il construit fut mise en chantier en 1952, si bien qu’il pourra la vendre comme antiquité le jour où elle sera achevée.

La tendre Cathy fait cuire les œufs.

Béru en mange les deux tiers et écluse force whiskey. Mes reproches ne l’atteignent pas.

— Et qu’est-ce j’branl’rais d’aut’ dans un bled qu’je comprends pas l’dialogue, dis, l’artiss ? M’fous plus dans des bouquins qu’l’action n’est pas d’langu’ franchecaille, j’m’y sens paumé d’pas pouvoir mett’ mon grain d’sel. J’ai l’impression de jouer les inutilités. Moi, t’sais, la figurance intelligente, j’sus pas preneur. T’eusses emmené la Pine, ça lu f’sait prend’ l’air et j’eusse pas morfondu comme un croûton d’pain dans un carton à chapeau. D’autant plus qu’t’en fais qu’à ta tronche. M’sieur indépendante d’plus z’en pluss. Y s’prend pou’ le nombrille du monde. Y a un massacre quéqu’ part, faut qu’il y va seul. On nous attaque, faut que c’est lui, dans sa prop’ chamb’. On tue un gonzier dans not’ chignole, ça tombe rectum quand c’est lui qui conduit, et t’essaieras, et t’essaieras. Pas marrant, j’en suis réduit à la potion incongrue, moi !