Et il boude.
— Tu veux que je te dise ce que tu es, Gros ?
Il ronchonne, remplaçant mon assiette à demi pleine par la sienne totalement vide.
— Vas-y, j’me gaffe que ça doit t’êt’ gracieux !
— Ce que tu es, Alexandre-Benoît ? Tu es ni plus ni moins qu’un noli-me-tangere.
L’hermétisme du terme le fait frissonner. Il est de ces gens pour qui le vocabulaire est un ennemi constant, bourré de chausse-trapes et pourvoyeur achalandé de toutes les perfidies.
— T’oses me traiter de ça, mec ! insurge-t-il.
— Sais-tu qu’est le noli-me-tangere ?
— Au point qu’ t’en es, continue tes insultances !
— C’est le nom donné à la balsamine, cette plante dont les fruits t’éclatent au visage dès que tu les touches. T’es une balsamine, Gros. Tu éclates même lorsqu’on désire te caresser.
Il a fini mes œufs.
Les restitue partiellement sous une forme gazeuse. Puis il contre-attaque, l’œil étincelant d’insolence et de rébellion :
— T’es beau jacteur, Santonio. Le roi du blabla ! Le prince de la langue fourrée, selon l’arrimeur public, et y a pas deux tordus comme ta pomme pour rouler des vasistas à une rombière, nous sommes bien d’accord. Mais ce qu’j’t’trouve qui pêche, c’est l’esprit d’organisance. Tu tires à huche et à diable, tu croyes suiv’ ton instincte, mais c’est ton instincte qui t’suit, alors comme la plupart du temps tu n’sais pas où qu’tu vas, c’est comm’ si t’aurais pas d’instincte, quoi ! Moi, j’s’rais été l’boss dans c’te affaire, y a lulure que j’te l’aurais dépecée. Au lieu qu’on soye chez c’vieux jeton, à s’placarder comm’ des malpropres. T’déguiser en évêque, là t’es partant. Messe hélas, monseigneur déconne ! Organiser bien savamment not’ job, c’est pas dans tes manières, y t’faut du carnaval. Et c’est tézigue-pâte le commissaire ! Ah, dis donc, y les ont pas faits à la main, l’année d’ta promotion ! C’tait du commissaire à la chaîne, solide comm’ les montres qu’on t’fourgue dans l’métro !
Je le laisse y aller de son trop-plein. C’est vrai, au fond, que cette affaire, tout en l’ayant vécue en sa compagnie, j’en ai dégagé les grandes lignes sans lui. Il était absent dans presque tous les instants cruciaux. Alors, le cher bourrin se met à piaffer d’impatience. Je sais quel langage lui tenir dans ces cas-là.
— Ecoute, Mammouth. Je vais passer dans la taule pleine de pupuces irlandaises du vieux avec Cathy, et nous essaierons de les mettre en fuite. Toi, pendant ce temps, organise les choses à ta convenance. J’ai besoin de faire un break et l’enquête est à toi.
Il détourne ses lanternes japonaises pour me priver de sa joie et questionne :
— Alors à partir de tout d’suite, c’sera signé Bérurier ?
CHAPITRE XXIII
Signé Bérurier ?
Il n’y a pas de puces dans l’antre du vieux Jack Greeve, contrairement à ce qu’on en pourrait appréhender. Simplement, il pue la biérasse et l’alcool. Trop d’anniversaires trop copieusement fêtés, probable. On lui a demandé la permission d’user de sa chambrette de veuf. Il a eu un geste simple, et donc noble, pour assentir. L’hospitalité irlandaise dans toute sa sérénité. Le soleil luit, ce matin, et des coqs chantent comme s’ils étaient français et vainqueurs du Tournoi des Five Nations. Si je t’avouais qu’il fait bon vivre et oublier les emmerdes et autres vicissitudes ? Du beau temps, les cocoricos d’un volatile, une jolie fille enamourée, tu voudrais quoi de plus, toi ? C’est quoi, le bonheur terrestre sinon du soleil sur ton érection ?
J’ai beau me creuser les méninges, les transformer en gruyère, j’ai beau avoir beau, rien ne me vient d’autre. Alors nous passons une heure de qualité dans un vieux plumzingue à impériale. Notre amour s’y étale, comme la puissance sur un trône, qu’il te suffit d’admirer le shah d’Iran dans la salle d’apparat de sa shatterie, avec sa shaglatte sur un plus petit siège, et le shaton sur un strapontin d’or et de pierres précieuses (on ne sale sa nourriture qu’au sel gemme) pour te convaincre de l’importance éblouissante de tout ça : les honneurs, le faste, flamberge au vent et verge au flanc. Dont, selon ma conviction profonde, notre d’Estaing à tous s’est drôlement aventuré dans les risques en abandonnant jaquette et Marseillaise, vu que dans le cœur de tout Français y a un carrosse qui sommeille et que, pour le commun des plus communs mortels, l’habit fait le président plus sûrement que le moine. Avant lui, tu pouvais les voir, avec le grand cordon de ceci, le grand glave de cela, poing droit posé sur une boîte à cigares déguisée en livre, menton pointé sur la ligne de partage des eaux, et que je te sabre au clair et que je t’allons-z’enfance pour un oui, un niet, une allocution, une allocation, une hydrocution, à se faire présenter les armes sur un plateau d’or, à nébuler de la nébuleuse, à se faire bouffer au mythe, tout cru, pour mettre les pieds dans la légende avant d’aller acheter un billet de loterie. Mais maintenant, finito, c’est irréversible : tout le monde a pigé que le président est un homme et qu’il faut aller monarcher à Buckingham Palace quand y te prend tes retintons. A présent, le jour de gloire est tarifé. Quand le président va skier à Courchevel, il fait la queue au self-service de chez Bouvet et vient s’asseoir parmi nous, avec sa petite bière et son petit œuf mimosa, et t’as même pas une barrière en fer pour nous l’isoler, merde ! Il est là, à portée d’œil, de voix, de main si tant tellement présent et facile à comprendre qu’on ne le regarde même plus. Et si, en fin de septennat, l’envie de bisser lui prend, il moulera l’Elysée Palladium pour un R.F. 4. Et y nous restera même plus Poulidor pour le prestige. La France vit des espèces de noces de Cana à l’envers. Les temps sont venus de changer le vin en flotte, comme font les mecs de Bordeaux !
Méfiez-vous, les gars : on s’austérise !
Une heure pour faire l’amour, c’est beaucoup. Mais c’est peu quand on veut s’envoyer en l’air. Aussi retombons-nous de pas bien haut. S’envoyer en l’air nécessite à mon avis quarante-huit heures de claustration ; en bousculant un peu l’horaire, on parvient à ramener la chose à une journée, mais faut alors se contenter de l’itinéraire « A ».
N’empêche qu’on frémit des flubes en réapparaissant.
Notre vibration musculaire atteint les trépidations d’un marteau pneumatique en folie quand nous apercevons Bérurier dans l’état ci-joint. Magine-toi que le Gravos est torse nu au milieu du « séjour », finissant de s’oindre d’une matière brune et brillante qui le transforme en fils de la chère Afrique noire. Près de lui, beurré mais gaillard, Jack Greeve achève de lui confectionner une perruque crépue dans de la peau de mouton noir.
— Seigneur ! En quoi ça consiste ? demandé-je à mon ami.
Il propose sa main chargée de matière visqueuse à mon sens olfactif.
— C’est une espèce de cire à parquet qu’Jacky s’sert pour ses barlus, tu trouves pas qu’j’fais absolument négus, commako ?
— Comme si on y était, reconnais-je.
Il se contemple dans le dos d’une louche à potage, ce qui pertube légèrement l’harmonie de ses traits, et dit :
— M’faudrait un chouïa d’rouge à lèv’ à l’intérieur d’la bouche, mais Jacky a du mercurochrome qui f’ra la route !