— Nous sommes en juin, Gros, objecté-je.
— Moui, et alors ?
— La période de carnaval c’est passé depuis longtemps.
— Ducon-Lajoie, va ! me flétrit-il dédaigneusement.
Puis, au vieux barqueur ivre :
— Ave-you finiche ma bougnoul’s perruque, dear friende ?
Les Irlandais sont gens truffés de bonne volonté, à preuve, notre pittoresque bienfaiteur va jusqu’à comprendre l’anglais d’Alexandre-Benoît.
Fier de lui, il tend au Mammouth une chose bizarre, mais qui devient chevelure quand elle est posée sur le chef de mon ami. Cette fois, l’impression est parfaite. Bérurier, décidément, vient de réussir un exploit de plus.
— Est-il indiscret de te demander tes intentions ?
— J’ retourne me faire voir dans le village, déclare-t-il.
— Pour ?
— Pour y attendre ceux qui vont s’pointer quand y sauront qu’un Noir vient d’y débarquer… T’as entendu le grand Angliche qui s’est fait repasser ? C’est des négus qu’ont défouraillé sur la chignole, c’te notte. Donc, puisque ces gens sont aux aguets du qui-vive, dans le patelin, y vont dare-dare m’entrer en contact.
— Pourvu que ce ne soit pas par l’intermédiaire d’un parabellum !
Le Mastar rigole :
— J’ai c’qui faut pour les accueillir.
Et il tire de sa vague le pistolet à bouchon qu’il a chouravé la veille au branleur de la garde-barrière.
Je dois reconnaître que dans la grosse patte sombre de Béru, cet objet n’a plus l’air d’un jouet.
— Et moi, pendant ce temps, chef ?
Sa Majesté me désigne la piaule :
— Retourne à la brosse, mec. Le foutre, c’est comme le fric : y rime à rien si tu lui fais pas faire des p’tits ?
CHAPITRE XXIV
Faire des petits ?
Et alors si tu t’imagines, ma belle fleur de navet, que, pendant la prestation de Messire Bérurier, le grand San-Antonio, ce Davy Croquette (de brochet) de la Rousse va enfiler Cathy, des perles ou un couloir du métro, tu te trompes tellement que t’as même pas besoin de te marier !
Moi, rester inactif, après tout ce bigntz sanguinolent ?
Me croiser les burnes chez le père Greeve, à lui regarder se saouler commémorativement la gueule devant sa barcasse jamais terminée ? T’imagines qu’un instant ? Mon œil, mon frère (Lissac) ! Le chantier de la gloire, toujours. D’autant que ça chauffe à devenir intenable. Quand t’arrives à la page qu’on se trouve dans un polar, tu te gaffes bien que des trucs d’une imminente intensité sont déjà en cours, sinon le scribouilleur connaît rien à son métier !
L’idée du Gros, de se négrifier pour appâter, est good. En somme, ce sac à lard ne fait que reprendre mon astuce de la nuit. Astuce qui a porté ses fruits… en terre, en les personnes de sir Trucmuche et de W. C.
Elle m’aura du moins permis de récupérer la gente Cathy, et crois-moi, c’est pas un lot de consolation ou à réclamer.
Pour ma pomme, je décide de zinzibuler dans le classique, c’est-à-dire en interrogeant le barqueur.
On l’amuse, cet homme. Nous sommes sa providence ; trois anges descendus dans son isba pour fêter l’anniversaire du jour où il a acheté un chapeau à fleurs à la défunte Mrs. Greeve.
Faut vite l’entreprendre avant qu’il ne soit complètement cointché. Déjà, il patouille de la menteuse et ses bigarreaux font l’appareil à sous.
— Dites, vieux pote, est-ce qu’il vous arrive de vadrouiller un peu dans la contrée ?
Il rigole comme trente bossus couchés qui s’amusent à reconstituer la cordillère des Andes en pleine Beauce.
— Moi, mon gars, dit-il, les jours d’anniversaire, je vais te dire ma manière de procéder : le matin, je me paie une petite cuite d’homme à homme. Je dors une paire d’heures pour m’en remettre, ensuite, j’attelle mon âne à la carriole et je le laisse décider d’où l’on va. Le bougre connaît tous mes copains des villages voisins. Alors il va chez l’un ou chez l’autre pendant que je continue mon somme. Quand l’ami choisi nous voit arriver, il grimpe près de moi dans la voiture tandis que mon âne nous tire jusqu’au pub du patelin. Et alors on se fait un peu la fête jusqu’à la fermeture du pub. Et puis Philipp me ramène ici de la même façon. Je l’ai appelé Philipp parce qu’il ressemble à d’Edimburg, sauf qu’il a les oreilles plus longues et que le mari de la mère Windsor serait pas foutu de traîner ma carriole d’un bout à l’autre de la cour d’honneur de Buckingham Palace.
Il se tait pour écluser une pinte de Guinness.
Moi je me dis que si ce vieil ivrogne passe son temps à boire et à roupiller, il ne doit pas voir grand-chose de l’existence. Et j’en suis marri.
Pourtant, j’essaie de récupérer les restes.
— En circulant d’ici et là, vous est-il arrivé de rencontrer des Noirs, Jacky ?
— Qu’entendez-vous par des Noirs, mon gars ?
— Eh bien, des gens qui ont naturellement l’apparence que mon camarade a eu tant de mal à se donner.
Greeve gratouille sa barbe pleine d’écailles.
— Des négros, y en a un peu partout, mon gars. Un peu partout…
— Il s’en trouve cependant moins en Irlande qu’au Gabon. Et ceux qui se promènent par chez vous se remarquent comme des mouches chez un crémier, n’est-il pas ?
Il m’exhibe ses trois dents brunes et la tartine de roquefort qu’est sa langue.
— Pour sûr, l’ami. Pour sûr. Eh bien, des négros, naturellement qu’on en voit. Autrefois, ces braves gens ciraient les chaussures dans les hôtels, maintenant ils se les font cirer ; chacun son tour. Si Dieu leur a donné des mines de nickel ou des gisements de pétrole, c’est qu’Il a trouvé que la plaisanterie avait assez duré. Et quand le Seigneur en a plein le cul de quelque chose, Il s’arrange toujours pour le faire savoir, c’est du moins comme ça que je vois les choses ; maintenant, mon gars j’admettrais volontiers que vous ne soyez pas de mon avis.
— Tout à fait d’accord avec vous, Jacky. Mais vous est-il arrivé d’en apercevoir récemment, des Noirs ?
— Pas plus tard qu’hier, l’ami. Pas plus tard qu’hier, que même ces sales cons ont bien failli renverser ma carriole avec leur foutue grosse bagnole pleine de chromes qu’ils savent à peine conduire, ces foutus débiles !
— Et où les avez-vous rencontrés, Jacky ?
— Sur la route de Thumlatath où ils logent.
Cher, brave, pittoresque, noble et ineffable (de Florian, pas toujours de La Fontaine que j’aurais l’air de tomber dans la facilité !) Greeve. Que Dieu lui accorde encore beaucoup de vie afin qu’il puisse célébrer des milliers d’anniversaires. Il sait, lui, l’humble charpentier de manne, le modeste videur de pinte, il sait où habite la colonie noire si je puis de la sorte m’exprimer — du pays.
Alors halons !
Et allons !
Le baudet trotte pointu sur la route blanche, bordée de murets titubants. Il va dans l’allégresse du matin, les étiquettes dressées, le sabot déterminé, tirant la cacochyme guimbarde de notre hôte. Et l’hôte, plein de gnole, somnole comme à l’accoutumée. Et moi, loqué de « vieilles » fringues à Greeve, le visage couperosé, parce que je me le suis passé au mercurochrome délayé dans de l’eau, pour faire plus irlandais, moi, je lui tiens compagnie, la tête posée sur un sac vide, et je ressemble à un poivrot d’ici.
Le ciel tourmenté de la sauvage Eire moutonne : gris, blanc, noir… Ça gonfle, s’étire, s’élime, s’effrange. C’est ondulatoire, dériveur, floconneux, à la fois menaçant et rassurant. Menaçant, car cela parle d’orage ; rassurant, parce que c’est là-haut, tout là-haut, et que ça raconte l’infini dont tu as fatalement besoin.