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Tout à coup, Jack Greeve pousse un cri de stupeur ; il est en train de biberonner à même le goulot d’une bouteille de whiskey. Mais il s’est arrêté de téter et reste figé, la bouteille aux lèvres, immobile, comme un clairon de la Grande Armée pétrifié par le gel au cours de la campagne de Russie.

— Eh quoi, Jacky ? Je l’interpelle, vous avez avalé de traviole ?

Il se ressaisit, décolle précautionneusement le flacon de sa bouche, puis crache quelque chose dans sa main.

— J’ai bien failli, mon gars ; j’ai bien failli. Il y a un proverbe de chez nous qui dit que perdre ses dents en buvant du whiskey est signe de bonheur. Tenez, gardez-la comme un talisman, en souvenir de moi.

Et il me tend une ratiche à bout de course, puisqu’elle est d’ailleurs tombée de son arbre, sombre, creuse, écaillée, malodorante. J’ai du mal à vaincre ma répulsion. La chose que me présente le vieux Jacky est tellement effroyable. J’essaie de biaiser :

— Pensez-vous, Jacky, il ne faut pas vous séparer d’une si merveilleuse relique, vous pourriez en avoir besoin.

— Non, mon gars, prenez, je sais qu’elle vous protégera.

J’ignore quelle idée il se fait de ses chailles, le vieux bougre. Ce serait un domino à saint Patrick, à la rigueur, je comprendrais, mais une dent de pochard, j’imagine mal qu’elle pût être génératrice de félicités en tout genre.

Un proverbe du pays natal de Félicie dit : « A cheval donné, ne regarde pas la dent ». J’y apporterais, pour mon occurrence, la variante suivante : « A dent donnée, ne tiens pas compte du cheval ! » C’est pourquoi je laisse Greeve déposer dans ma paume son glorieux déchet. Le contact m’oblige à fermer les yeux pour enrayer, si je le puis, la nausée qui me submerge.

— Merci, Jacky, ça me va droit au cœur (tu parles). Si un jour je me marie, je la ferai monter en bague pour la glisser au doigt de mon épouse. Quel plus pur joyau pourrais-je lui offrir ?

Il rayonne, Greeve.

— Ça, mon gars, me dit-il, tu pourras lui dire que c’est du vrai !

Et alors, peu après, très peu peu après ce don exceptionnel de mon vieil aminche, nous parvenons en vue d’une grande bâtisse de granit sombre entourée d’une haie vive.

— C’est là ! déclare celui-à-qui-il-ne-reste-plus-que-deux-dents.

— O.K., Jacky. Vous allez quitter le chemin pour longer la propriété, comme si vous vous rendiez à votre champ. Je me laisserai glisser de la carriole lorsque je le jugerai opportun. Continuez votre route sans vous inquiéter de moi.

Il palpe du pouce le cratère laissé dans sa gencive par la débandade de son chicot.

— Si j’étais un homme curieux, mon gars, je vous demanderais à quoi rime votre micmac, mais je trouve que, dans la vie, chacun doit mener sa barque vers la rive où il souhaite aborder. Et puis surtout, vous m’êtes sympathique, et quand quelqu’un est sympathique à Jacky Greeve, il peut compter sur lui en toutes circonstances.

Le cher édenté continue sa litanie alors que je suis déjà à plat ventre sur le sol, près d’une haie de charmille.

A plat ventre, mais à pied d’œuvre !

CHAPITRE XXV

A pied d’œuvre !

A pied d’œuvre ou de chef-d’œuvre ? D’œuvres d’art ou de chair ? Pies ou vives ? De bienfaisance ou hautes ?

Ça t’aide à trouver le calme, des glissades pareilles, au moment de l’action. Un tas de cons bouffent du chewing-gum, que rien ne donne à un individu une expression plus crétine ! Au point qu’il existe deux catégories de bipèdes, pour moi, sur cette planète : ceux qui mastiquent du caoutchouc, et ceux qui mastiquent des quenelles de brochet. Oh, comme j’abomine ce faux ruminant, ce mâcheur de capotes anglaises, ce digéreur de néant, ce non parleur, cet impenseur, ce proémineur de mâchoires. Oh, comme je préférerais le voir becqueter de la boue, de la merde, du foutre ou chez Borel ; mais pas ça. Sa tête glandue, si évasive, si annulée, si absente, déjà presque tête de mort pour qui sait regarder, et en tout cas tête de nœud extrêmement définitive. On disait du président Johnson qu’il ne pouvait pas à la fois marcher et mâcher du chewing-gum. J’assure qu’on ne peut à la fois mâcher du chewing-gum et penser. A preuve, on le recommande aux athlètes pour les aider à se décontracter. Et c’est quoi se décontracter, sinon ne penser à presque rien ? Alors, bibi, homme bizarre, je m’en vante, ayant une irréversible aversion du commun, pour me décontracter, je mâche des mots sans mâcher les miens.

Ils sont si familiers, si dociles, si obligeants, si malléables quand on veut bien les réchauffer.

Je cherche un trou dans la haie, une brèche, un endroit moins fourni pour me couler de l’autre côté. Le hic, dans ces cas-là, c’est le clébard. Un méchant cador et t’es marron. Mais je suppose que des gens venus ici en mission ne se sont pas encombrés de clebs. Ça tient trop de place en voyage. Des fois, j’avise des vacanciers avec une 4 L ou une 5 Glinglin qu’emplit un monstrueux chien danois, voire même un saint-bernard pour noces et banquets. Et combien ils sont fiérots de traîner leur bestiau dans leur petite chiotte ; signe poilu de richesse. Faut avoir des moyens pour vadrouiller en compagnie de ces molosses patibulaires. Ça les sécurise, note bien, des fois qu’on voudrait leur chouraver le réchaud-campinge ou la boîte à outils ! Aux arrêts, ces monstres s’amènent sur toi, lentement, l’œil cruel, la pattoune lourde, la queue basse. Ils viennent te carrer leur truffe dans l’ogne ou les claouis et t’oses pas broncher, conscient que d’un happement malencontreux, ils pourraient te rendre impropre à la reproduction. Alors tu deviens d’une lâcheté atroce. Tu leur dis des trucs suaves, bien gazouillés, veules en plein : « Oh n’est gentil, ça ! N’a des grosses papattes ! N’ vient dire bonjour au monsieur ! Comment y s’appelle ce gros chienchien ? »

Saloperie, va ! Fous-leur seulement une bonne muselière et tu verras comment je leur savaterai les noix à ces veaux carnivores. Et le plus fort, tu veux savoir ? Le maîmaître, il ne fait pas un geste pour te débarrasser de leur tas de viande. Il s’en fout bien que son Médor te gobe les burnes : il est assuré pour. Même ça lui dirait de voir découiller un quidam de rencontre par son fauve ; il trouverait plaisant, bon à raconter aux aminches devant une tournée de trois Duval, le seul pastaga que tu puisses pas commander quand t’es seul, tout comme dans les grands restaurants où faut être deux pour le loup grillé, le chapon aux cèpes ou le soufflé ; je sais un trois zétoiles, sur la Côte d’Azur, dont la carte annonce que tout est pour deux. Y a que l’addition qu’est pour un ! Et encore est-elle trop salée.

Mais je m’écarte du vif, non ? En plein moment de donner l’assaut, d’en apprendre plus pour pouvoir en terminer, voilà que je me mets à parler chiffons, choses et autres, conneries en tout genre, suivant ma bonne habitude.

Mais qu’est-ce que tu veux : je vais pas me refaire maintenant.

Attends, je reviens à notre équipe de Noirs.

La haie franchie, moui… Je rampe sur une pelouse, moui… M’approche de l’arrière de la maison, moui… Ça y est. Un garage dont la lourde est ouverte. Dedans, deux chignoles : une grosse ricaine chromée, puisque ricaine (ces cons, les chromes c’est leurs bijoux à eux) ; et une Mini. Ce qu’a de plus frappant, c’est la radio. Elle vocifère dans la paix irlandaise. Et pourtant, le monsieur qui tient le crachoir cause d’une façon mesurée puisqu’il est anglais. Mis à part les ordres militaires, l’anglais d’Angleterre s’articule comme si tout en causant, le speaker se débarrassait l’entre-dents de sa viande bouillie avec la pointe de la langue. On l’a mise à plein tonneau, cette radio. Elle paraît sortir par toutes les ouvertures de la maison. On dirait même qu’elle passe par un ampli spécial. Il s’agit d’un reportage sur la jubilation d’Elizabeth Deux. Vingt-cinq piges de bon et loyal règne. Le Lion britannoche en mouille d’émotion. Dieu prothèse la reine ! Elle commence d’en avoir besoin, la pauvrette. Va donc coltiner une couronne pendant un quart de siècle, et tu verras si t’attrapes pas le torticolis ! Et alors c’est la liesse, chez les copains de la Grande Albion. Drapeaux, carrosses, sonnez Big Ben ! Oyez, oyez, gentils manants, gentils manars ! Her gracious majesty se la radine sur le Mail. Hue, dada !