Выбрать главу

Dès lors, inquiet, je me laisse remonter at the first floor comme on dit puis en classe de sixième.

Je pige tout lorsque nous déboulons (sans levée d’écrou) dans le petit couloir en forme de corridor qui mène à la cuisine, certes, mais aussi, mais surtout, mais hélas au vivarium où l’on a installé les deux crocodiles. J’ai déjà compris. Et comme j’ai raison d’avoir pigé ! C’est bien, effectivement, cette fâcheuse porte que mes gus délourdent après nous avoir ligoté chevilles et poignets. Mamma mia ! Quelle séance ! Venir en Irlande pour se faire clapper par des sauriens, y a qu’à mézigue que ça se produit, non ? Et puis itou à la malheureuse assassine qui m’escorte.

En pénétrant dans la pièce, j’ai un haut-le-cœur. Quant à ma compagne, elle s’évanouit carrément. Magine-toi, l’Enflure, que ces gentils animaux aux dents pointues sont en train de se déguster la carcasse du faux Dada.

Le grand Noir faisant fonction de chef de brigade me dit en souriant :

— Nous avons amené ces bêtes avec nous, car elles constituent le meilleur moyen de faire disparaître quelqu’un sans laisser de trace.

Quand je te disais que ce type était un intellectuel !

* * *

Une première fois, l’infirmière (je continue de l’appeler ainsi, puisque j’ignore son blaze) revient à elle. Mais c’est pour voir le plus mahousse des deux clappeurs sectionner une guibole du gros cadavre et se la tortorer gaillardement, à grandes goinfrées. Ses petits yeux à demi fermés me semblent malicieux. La brave bête nous guigne comme un marmot auquel on vient de servir deux gâteaux à la fois et qui bouffe le premier en convoitant le second.

Son pote, lui, s’explique avec la tronche du sosie (les sosies sont à l’ail, dirais-je cette fois, au lieu des sosies sont de Lyon que mes origines me poussent à préférencier). On voit la grosse frite sombre du faux Amin se déformer, comme un masque de caoutchouc que l’on triture, et puis éclater soudain. Le crocodile ne fait pas philippine avec le cerveau, la tête n’étant pas celle de Pascal. Il déguste assez sobrement et, je dois lui rendre cette justice, sans éclabousser exagérément les abords.

La fille se met à hurler, hurler, hurler, à couvrir le bruit hideux de la double mastication ; à couvrir les tonitruances de la radio qui jubile plus que jamais dans l’abbaye de Westminster, et même à couvrir les battements de nos cœurs éperdus devant l’horreur d’un tel spectacle.

Pour ce qui est du commissaire, il cherche à garder la tête froide. Il se dit que ces bestioles sont en train de calmer leur appétit, et que celui-ci doit avoir des limites. Un gonze comme l’Amin Dada de rechange, crois-le, ça te fait largement pour deux personnes, même quand elles se tiennent bien à table. Bon, la porte est fermée à clé de l’extérieur, j’ai entendu jouer la serrure, mais il s’agit d’une porte normale, en bois. Le jeu consiste donc à me défaire de mes liens, chose qui est dans mes moyens. Le nombre de fois, au cours de mes inépuisables exploits, où je me serai délivré d’entraves de ce genre est positivement incalculable et je vais pas t’infliger le récit toujours fastidieux, complaisant et puéril de ces liens qu’on mord, qu’on râpe, qu’on distend, qu’on effiloche, qu’on brûle, qu’on scie, bref, dont on se débarrasse. Tu crierais au « remboursage », mesquin comme je te sais. Ah non, pas de ça Lisette ! Honneur et Patrie ! Gloire à l’école laïque ! L’Antonio, n’importe le régime en vigueur (ou en langueur), il a sa dignité. Il fait pas dans le cliché, à moins que ça ne soit du cliché érotique. Il en donne pour l’argent.

Alors, bon, très bien, tandis que clappent les crocos et que dame infirmière se rompt les cordes vocales, j’entreprends de me délier les poignets. Mais ces cons volants n’ont pas pris de la ficelle normale ; eux, non seulement ils se déplacent avec leurs crocodiles-fossoyeurs, mais ils apportent en outre, afin de ligoter leurs victimes, de la fibre de couillardier, qu’est imputrescible, incombustible, incompatible, incorruptible et imprononçable dans la bonne société. De plus, il n’est pas possible de la trancher avec une lame normale ; alors quoi, merde, qu’est-ce qui nous reste ?

De plus, je suis gêné dans l’expression de mes mouvements, comme j’ai entendu déconner un gus à la téloche « l’expression de ses mouvements », je te jure ; faut pas craindre, hein ? Avoir la cervelle vachetement ventilée ! Et se sentir l’ognon à l’aise, quand bien même tu serais assis sur un paratonnerre ! Donc, plagié-je, je suis gêné dans l’expression de mes mouvements par la pauvre fille qui se tient collée à moi, que j’en ai son solo de castagnettes plein les tympans. Mais bibi, toujours identique à ce qu’il n’est pas, continue d’espérer. Des liens, même en fibre de couillardier, y a pas de bon Dieu, tu dois t’en débarrasser quand t’es Santantonio, avec des tirages pareils et une renommée comme faut voir comme.

— Ne regardez pas, je calme la gosse, si faiblarde devant l’horreur, malgré qu’elle soit pas manchote du séchoir à cheveux, la garce. Nous allons nous en tirer. Ils ne vont pas nous attaquer tout de suite après un tel repas gastronomique. Je vais me débarrasser de mes liens. Je sens qu’ils deviennent déjà plus souples.

Mes fesses, oui ! Là, je me livre à un pieux mensonge, pas que sa boussole vire plein sud.

Car mon siège est fait, comme disait André-Charles Boulle : jamais je n’arriverai, seul, à me débarrasser de mes liens.

Alors on se plaque contre un mur, le plus loin possible des deux vilains bâfreurs. Joue contre joue, pour un slow tellement slow qu’on reste immobile.

— Dites, adorable créature, que fichez-vous donc en compagnie d’O’Bannon ?

Elle frissonne toute, de partout et moi, pas pleinement déconnecté de la séance amoureuse qui précéda, je sens, malgré mon inconfort, la grande Zézette repartir comme en 14. Bien le moment ! Triquer dans une situation pareille ! Je raconterais ça à d’autres, je te jure qu’ils le croiraient pas. Heureusement que t’es con à en devenir scatophage, qu’autrement je passerais pour un lavedu.

Elle met du temps à répondre. C’est un baiser de réconfort sur sa tempe qui la déclenche :

— Depuis dix ans, je suis la principale collaboratrice de Vernon.

— Et l’autre type qui est avec vous ?

— C’est Medow, mon mari.

— Pouvez-vous m’expliquer un peu dans quel plat d’épinards vous avez foutu les pieds, tous les trois ?

Là, elle reste bouche cousue. Alors je lui asticote le mental de première :

— Moi, la mère, comprenez-le, je ne vous veux pas de mal. Je suis un privé français engagé par Thomson pour retrouver O’Bannon. Et, sans doute le savez-vous, peut-être même avez-vous de bonnes raisons pour le savoir, mais Thomson est mort. Donc, mon contrat tombe. Si par hasard je tirais mes pieds de ce marigot, je serais trop heureux d’oublier tout ce circus. Mais s’il se trouve que je peux finir ma carrière déguisé en crotte de crocodile, j’aimerais, auparavant, ne pas mourir idiot. Je ne me rappelle plus le nom de cet homme illustre de l’Antiquité auquel on demandait pour quelle raison il apprenait à jouer de la harpe avant de mourir, et qui a répondu : « C’est pour savoir jouer de la harpe avant de mourir. » En l’occurrence, c’est kif kif bourricot. Je veux savoir à quoi correspond cette incroyable odyssée avant de devenir du crocodou !

Un élément nouveau vient de se produire.

D’importance.

Le plus gros des crocos décide qu’il en a classe de jaffer du cochon noir et qu’il aimerait bien se refaire un palais avec du cochon rose. Alors il sort de sa grande cuvette pleine d’un atroce liquide rouge et, traînant ses grosses pattounes griffues, s’approche de nous.