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Je me souviens aussi de ma cinquième descente planétaire, notre quatrième réunion. C’est l’une des rares fois où je l’ai vue pleurer. Elle était alors quasi royale dans sa sagesse et sa renommée. Elle avait été élue quatre fois à l’Assemblée de la Pangermie, et le Conseil de l’Hégémonie la consultait souvent pour lui demander son avis sur des questions délicates. Elle portait son indépendance sur les épaules comme un manteau royal, et jamais son orgueil n’avait brillé d’un feu si ardent. Mais lorsque nous étions seuls dans la villa de pierre au sud de Fevarone, c’était elle qui baissait les yeux. J’étais nerveux, intimidé par cette puissante femme qui m’était devenue étrangère, mais c’était Siri, Siri à la démarche droite et au regard d’acier, qui détournait la tête et murmurait à travers ses larmes :

— Va-t’en… Laisse-moi, Merin. Je ne veux pas que tu me voies ainsi. Je suis une vieille femme hideuse et toute flasque. Va-t’en !

J’avoue que j’ai été un peu brutal, alors, avec elle. J’ai saisi ses poignets dans ma main gauche, avec une force qui m’a surpris moi-même, et j’ai déchiré de l’autre main le devant de sa robe de soie, d’un seul mouvement. J’ai embrassé ses épaules, son cou, les traces de vergetures sur son ventre tendu, la cicatrice sur sa cuisse gauche, remontant à un accident de glisseur survenu quarante de ses années plus tôt. J’ai embrassé ses cheveux gris et les rides gravées dans ses joues autrefois si lisses. J’ai embrassé ses larmes.

— Bon Dieu, Mike, tu ne vas pas me dire qu’on a le droit de faire ça ! m’écriai-je tandis que mon copain déroulait le tapis hawking qu’il venait de sortir de son paquetage.

Nous étions sur l’île n°241, comme les commerçants de l’Hégémonie avaient romantiquement baptisé le rocher volcanique et désert sur lequel on avait choisi de nous envoyer passer nos permissions. L’île n°241 se trouvait à moins de cinquante kilomètres des colonies anciennes les plus proches, mais cela n’aurait fait aucune différence pour nous si elle avait été à cinquante années-lumière de là. Aucun bateau autochtone ne devait s’approcher de cette île tant que les hommes d’équipage et les poseurs distrans du Los Angeles étaient présents. Les colons possédaient un certain nombre de vieux glisseurs en état de marche, mais ils s’abstenaient, d’un commun accord, de survoler l’île. Exception faite des baraquements, de la plage et de la boutique hors taxes, il n’y avait rien sur ce rocher qui pût nous intéresser, nous autres les Navigants. Plus tard, peut-être, lorsque les derniers composants auraient été incorporés par le Los Angeles au système et que la porte distrans serait achevée, les autorités de l’Hégémonie feraient de l’île n°241 un centre de commerce et de tourisme. En attendant, c’était un endroit primitif, avec sa grille pour les vaisseaux de descente, ses bâtiments blancs à peine finis en pierre locale et quelques agents de maintenance à l’air blasé.

Mike avait demandé l’autorisation d’aller marcher sac au dos pendant trois jours à l’extrémité la plus escarpée et la plus inaccessible de la petite île.

— J’ai pas envie d’aller crapahuter comme un con ! avais-je protesté. Je préfère rester à bord et me brancher sur une simstim.

— Ferme-la et viens avec moi !

Tel un membre mineur du panthéon suivant une divinité plus sage et plus ancienne, je l’avais suivi en la bouclant. Deux heures de marche ardue sur les pentes volcaniques, à travers des épineux qui s’accrochaient aux jambes, nous menèrent, comme une coulée de lave sur la rocaille, à plusieurs centaines de mètres d’altitude au-dessus des vagues bouillonnantes qui s’écrasaient sur les brisants de la côte. Nous n’étions pas loin de l’équateur, sur une planète au climat essentiellement tropical ; mais sur cette falaise exposée, le vent mugissait comme pas possible et mes dents claquaient littéralement de froid. Le soleil couchant, à l’ouest, était une traînée rouge sale entre des cumulus d’un noir menaçant, et j’avais peur de me retrouver en plein air lorsque la nuit descendrait pour de bon sur nous.

— Ne restons pas là, dis-je à Mike. Il y a trop de vent. Allons faire un bon feu. Je ne sais pas comment nous allons faire pour planter la tente sur cette rocaille.

Mike s’assit et alluma tranquillement un joint de cannabis.

— Regarde un peu ce qu’il y a dans ton paquetage, fiston.

J’eus un instant d’hésitation. Il avait dit cela d’une voix neutre, mais c’était le ton de quelqu’un qui vous a préparé un seau d’eau au-dessus de la porte. Je m’accroupis pour sortir les affaires du sac en nylon. Il n’était bourré de rien d’autre que de cubes d’emballage en mousse lovée. Il y avait aussi une sorte de costume d’Arlequin au complet, avec masque et grelots au bout des orteils.

— Tu n’es pas… Qu’est-ce que ça… Tu es complètement dingue ou quoi ?

La nuit tombait rapidement. Le grain allait peut-être passer au sud de l’île, mais ce n’était pas encore certain. Les vagues rugissaient au pied de la falaise comme un monstre affamé. Si j’avais été sûr de savoir retrouver mon chemin tout seul dans la nuit, je serais peut-être rentré au comptoir de commerce, en laissant la carcasse de Mike Osho nourrir les poissons qui l’attendaient en bas.

— Regarde ce qu’il y a dans mon sac, maintenant, me dit-il.

Il vida par terre quelques cubes de mousse, au milieu desquels il y avait quelques menus bijoux du genre de ceux que j’avais vus dans les boutiques d’artisanat du Vecteur Renaissance. Il sortit également un compas à inertie, un crayon laser (que la Sécurité du vaisseau aurait pu facilement cataloguer comme une arme clandestine), un second costume d’Arlequin (taillé pour lui un peu plus large) et le tapis hawking.

— Merde ! Comment est-ce que tu as fait pour passer tout ça sans te faire attraper ? m’exclamai-je de nouveau en caressant des doigts les motifs admirables du vieux tapis.

— Le service des douanes n’est pas très bien organisé, me dit Mike en souriant. Et je doute fort que les autochtones aient un service de réglementation de la circulation aérienne.

— D’accord, mais…

Ma voix se perdit tandis que je l’aidais à dérouler le tapis. Il faisait à peine un peu plus d’un mètre de large sur deux de long. Sa riche texture avait perdu une partie de ses couleurs avec l’âge, mais les fils de commande étaient encore rutilants.

— Où l’as-tu eu ? demandai-je. Est-ce qu’il marche encore ?

— Sur Garden, me répondit Mike en fourrant mon costume avec le reste de son équipement dans son sac à dos. Oui, il fonctionne parfaitement.

Cela faisait plus d’un siècle que Vladimir Cholokov, émigrant de l’Ancienne Terre, maître lépidoptériste et ingénieur système EM, avait fabriqué artisanalement le premier tapis hawking pour sa ravissante jeune nièce de la Nouvelle-Terre. La légende prétendait que la nièce avait dédaigné son présent, mais le jouet avait acquis, avec les années, une popularité presque ridicule, pas tant auprès des enfants que des adultes fortunés, au point qu’on avait fini par les interdire sur la plupart des mondes de l’Hégémonie. Trop dangereux à manipuler, provoquant un trop grand gaspillage de monofilaments blindés, pratiquement impossibles à diriger dans un espace aérien contrôlé, les tapis hawking étaient devenus des objets de curiosité réservés aux contes pour enfants, aux musées et à un petit nombre de mondes coloniaux.