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— Il a dû te coûter une fortune, murmurai-je.

— Trente marks, me dit Mike en s’installant au centre du tapis. Le vieux marchand de la place du marché de Carvnel était persuadé qu’il n’avait aucune valeur. Ce qui était le cas… pour lui. Je l’ai ramené à bord, je l’ai révisé, rechargé, j’ai reprogrammé ses plaquettes inertielles, et voilà.

Il posa la main à plat sur l’un des motifs complexes, et le tapis se raidit puis s’éleva de quinze centimètres au-dessus de la roche.

Je regardais d’un air peu convaincu. Je balbutiai :

— Suppose qu’il…

— Aucun risque, coupa Mike en tapotant impatiemment le tapis derrière lui. Il est chargé à bloc, et je sais m’en servir. Tu vas grimper oui ou merde ? Sinon, écarte-toi. Il faut prendre l’air avant que ce grain ne se rapproche.

— Mais je ne crois pas que…

— Décide-toi, Merin. Je ne vais pas t’attendre une éternité.

J’hésitai encore une seconde ou deux. Si nous nous faisions prendre en train de quitter l’île, nos contrats seraient résiliés. J’avais choisi d’être Navigant, et c’était toute ma vie. J’avais signé pour huit missions sur Alliance-Maui. De plus, je me trouvais maintenant à deux cents années-lumière et à cinq ans et demi de voyage de la civilisation. Même à supposer qu’ils nous ramènent dans l’espace hégémonien, l’aller-retour nous aurait coûté onze ans par rapport à nos amis et à notre famille. Le déficit de temps était irrévocable.

Je grimpai derrière Mike sur le tapis en suspens. Il cala le sac à dos entre nous, me demanda de bien me cramponner et donna un coup sec sur les motifs de vol. Le tapis grimpa à cinq mètres au-dessus de la falaise, vira rapidement sur la gauche et fonça au-dessus de l’océan aux flots menaçants. Trois cents mètres au-dessous de nous, les vagues bouillonnaient d’une écume blanchâtre dans la pénombre grandissante. Mike prit un peu plus d’altitude, et mit le cap au nord.

C’est ainsi que tout un destin se joue en quelques secondes.

Je me souviens d’une conversation avec Siri lors de notre deuxième réunion. C’était peu après la visite de la villa sur la côte de Fevarone. Nous nous promenions sur la plage. Alón était resté en ville sous la surveillance de Magritte. C’était aussi bien comme ça. Nous étions plus à l’aise quand le gamin n’était pas avec nous.

Seules l’indéniable gravité de ses yeux gris et la troublante familiarité-miroir de ses courtes boucles noires et de son nez mutin le reliaient à moi – à nous – dans mon esprit. Cela, et aussi le sourire fugace, presque sardonique, que je surprenais sur sa frimousse chaque fois que Siri le réprimandait. C’était un sourire amusé, beaucoup trop cynique et tourné vers l’intérieur pour être coutumier d’un enfant de dix ans. Mais je connaissais bien cette mimique. J’aurais cru que ces choses-là s’acquéraient par l’apprentissage, et non par hérédité.

— Tu ne sais pas grand-chose, me dit Siri.

Elle pataugeait, pieds nus, dans une flaque laissée par la marée. De temps à autre, elle se baissait pour extirper du sable quelque délicate conque marine, l’inspectait à la recherche d’un défaut et la laissait retomber dans l’eau trouble.

— J’ai reçu une formation poussée, répliquai-je.

— Je sais. Je ne doute pas que tu sois très fort dans ta spécialité, mais je dis que tu ne sais pas grand-chose.

Agacé, ne sachant quoi répondre, je continuai d’avancer sur la plage, la tête penchée en avant. Je ramassai dans le sable un galet de lave blanchi et le lançai le plus loin possible dans la mer. Des nuages gris s’amoncelaient à l’horizon, à l’est. Je me pris à penser que j’aurais préféré être à bord de mon vaisseau. J’avais hésité avant de revenir, cette fois-ci, et je m’apercevais maintenant que j’avais commis une erreur. C’était ma troisième descente sur Alliance-Maui, et notre deuxième réunion, comme on disait poétiquement chez elle. Dans cinq mois, j’aurais exactement vingt et un ans standard. Siri avait fêté son trente-septième anniversaire trois semaines plus tôt.

— Je suis allé dans un tas d’endroits que tu ne connais même pas, lui dis-je finalement.

Même à mes oreilles, cela sonna ridiculement puéril.

— Bravo ! fit Siri en battant gaiement des mains.

L’espace d’une seconde, dans son enthousiasme, j’eus la vision de ma petite Siri, l’autre, celle dont j’avais rêvé durant les neuf longs mois de ma rotation. Puis la réalité s’imposa de nouveau à moi, et j’eus cruellement conscience de ses cheveux courts, des plis flasques de sa nuque et des cordes qui apparaissaient au dos des mains que j’avais tant aimées.

— Tu es allé dans des tas d’endroits que je ne verrai jamais, c’est vrai, poursuivit-elle vivement, d’une voix qui n’avait pas changé ou presque. Tu as vu des choses, mon amour, que je ne saurais même pas imaginer. Tu connais sans doute plus de faits sur l’univers que je ne m’en doute. Mais je dis quand même que tu ne sais pas grand-chose, mon petit Merin.

— Qu’est-ce que tu racontes, Siri ?

Je m’assis sur une souche à demi enfouie, à la limite du sable mouillé, et dressai mes genoux comme une barrière entre nous.

Elle sortit de sa flaque et vint s’accroupir devant moi. Elle me prit les deux mains dans une seule des siennes. Bien que mes doigts fussent beaucoup plus gros et osseux que les siens, je sentis la force qui se dégageait de ses mains, une force que j’imaginais être le résultat de toutes les années où je n’avais pas été là avec elle.

— Il faut avoir vécu pour connaître vraiment les choses, mon chéri, me dit-elle. J’ai compris cela lorsque j’ai eu Alón. Élever un enfant, cela aide à garder le contact avec le réel.

— Que veux-tu dire ?

Elle détourna les yeux quelques secondes, rejetant machinalement en arrière une mèche de cheveux qui tombait sur son front tandis que sa main gauche demeurait fortement crispée sur les miennes.

— Je ne sais pas très bien, murmura-t-elle d’une voix faible. Je crois que, quand les choses n’ont plus la même importance, on s’en aperçoit. Je ne sais comment exprimer cela… Quand on a passé trente ans de sa vie à côtoyer des étrangers, on se sent moins oppressé en leur présence que lorsqu’on a la moitié de ce nombre d’années d’expérience. On sait ce qu’ils ont probablement à donner, et on va le prendre directement. Et si ce que l’on cherche n’est pas là, on s’en aperçoit très vite et on passe son chemin tranquillement. C’est l’expérience des années qui fait qu’on sait à quoi s’en tenir et de combien de temps on dispose pour apprendre la différence. Tu comprends, Merin ? Est-ce que tu me suis, même un petit peu ?

— Non.

Elle hocha doucement la tête, en se mordant la lèvre inférieure. Mais elle ne dit plus rien pendant un bon moment. Au lieu de parler, elle se pencha sur moi pour m’embrasser. Ses lèvres étaient sèches, légèrement interrogatrices. J’eus un mouvement de recul, l’espace d’une seconde. Je regardai le ciel, derrière elle. J’avais besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Mais je sentis sa langue brûlante se glisser vigoureusement dans ma bouche, et je fermai les yeux. La marée montait derrière nous. La chaleur de Siri se communiqua à moi lorsqu’elle défit les boutons de ma chemise et me laboura la poitrine de ses ongles acérés. Il y eut entre nous une seconde de néant. Je rouvris les yeux à temps pour la voir dégrafer les dernières attaches de son corsage blanc. Ses seins étaient plus amples que dans mon souvenir. Plus lourds, avec des mamelons plus épais et plus foncés. Le vent froid nous mordit tous les deux jusqu’à ce que je fasse glisser le vêtement de ses épaules pour la serrer contre moi. Nous nous laissâmes glisser sur le sable tiède contre la souche. Je l’attirai plus fort contre moi, en me demandant comment j’avais pu penser qu’elle était physiquement la plus forte. Sa peau avait un goût salé.