Les mains de Siri m’aidèrent. Ses cheveux courts reposaient sur le bois blanchi, le coton blanc et le sable. Mon pouls battait plus fort que les vagues.
— Tu comprends, Merin ? répéta-t-elle en chuchotant quelques secondes plus tard, alors que sa chaleur formait autour de moi un fourreau qui nous reliait.
— Oui, soufflai-je à son oreille.
Mais ce n’était pas vrai.
Mike entama sa descente vers le Site n°1 à partir de l’est. Le vol nocturne avait duré un peu plus d’une heure, temps que j’avais passé à gémir en m’agrippant pour ne pas tomber du tapis, que je m’attendais à voir se replier d’une seconde à l’autre pour nous précipiter tous les deux dans la mer. Nous avions aperçu la première île mobile au bout d’une demi-heure de vol. Elle filait devant la tempête, ses voiles végétales gonflées. Elle fut suivie de plusieurs autres, remontant de leurs habitats du sud en une procession qui paraissait interminable. Beaucoup d’entre elles étaient brillamment illuminées, décorées de guirlandes de lanternes multicolores et de bannières de lumière diaphane et changeante.
— Tu es sûr que c’est dans cette direction ? hurlai-je.
— Oui ! cria Mike sans tourner la tête.
Le vent faisait voler ses longs cheveux noirs qui cinglaient mon visage. De temps à autre, Mike consultait sa boussole et corrigeait légèrement notre cap. Il aurait sans doute été plus facile de suivre les îles. Nous en dépassâmes une grande, qui devait faire près d’un kilomètre de long. Je plissai les yeux pour essayer de distinguer quelque chose à sa surface, mais il faisait trop noir. Seul l’éclat phosphorescent de son sillage permettait d’en discerner les contours. Des formes noires évoluaient dans l’écume laiteuse. Je tapai sur l’épaule de Mike pour les lui montrer.
— Des dauphins ! cria-t-il. C’est à ça que servait cette foutue colonie au début. Tu ne te souviens pas de la bande de babas, à l’époque de l’hégire, qui voulait sauver tous les mammifères des océans de l’Ancienne Terre ? Ils n’ont pas réussi…
J’aurais voulu lui poser une autre question, mais c’est à ce moment-là que le promontoire et la rade du Site n°1 furent en vue.
J’avais cru que les étoiles brillaient d’un éclat insurpassable au-dessus d’Alliance-Maui. J’avais cru que les îles migrantes offraient un incomparable spectacle de couleurs et de lumières. Mais le Site n°1, dans l’écrin de sa rade et de ses collines, était une balise éclatante qui trouait la nuit. L’intensité de ses lumières me rappelait un vaisseau-torche que j’avais contemplé un jour au moment où il créait sa propre nova de plasma contre le limbe sombre d’une terne géante gazeuse. La ville consistait en un énorme gâteau de miel à cinq niveaux où se dressaient des bâtiments blancs illuminés par des lanternes douces à l’intérieur et par une multitude de torches éclatantes à l’extérieur. La pierre volcanique blanche de l’île proprement dite semblait briller à la lumière de la ville. À l’extérieur de celle-ci se pressaient des tentes, des pavillons, des feux de camp et d’immenses bûchers qui ne pouvaient servir à rien d’autre que souhaiter la bienvenue aux îles migratrices.
Le port était rempli d’embarcations de toutes sortes : catamarans qui dansaient au gré de la houle, leurs cloches tintant en haut des mâts, péniches ventrues, à fond plat, faites pour se traîner d’un port à l’autre dans les eaux équatoriales peu profondes, mais parées, cette nuit-là, de guirlandes de lumières, et même quelques yachts de haute mer, au profil racé et fonctionnel comme celui d’un requin. Un phare, posé à l’extrême pointe du promontoire de la rade, projetait son puissant faisceau de lumière très loin sur l’océan, illuminant aussi bien les vagues que l’intérieur de l’île, revenant caresser à intervalles réguliers les bateaux dansant au bout de leurs amarres et la foule bigarrée sans cesse en mouvement sur les quais.
Le bruit montait déjà jusqu’à nous à deux kilomètres de distance. C’était une rumeur de fête, de cris et de musique, étroitement mêlée au murmure de la mer. Je perçus quelques notes de flûte d’une sonate de Bach. Je devais apprendre plus tard qu’il s’agissait d’un concert de bienvenue transmis au moyen d’hydrophones dans le Détroit où les dauphins dansaient et s’ébattaient au son de la musique.
— Bon Dieu, Mike, comment as-tu fait pour être au courant de tout ça ? demandai-je.
— J’ai interrogé l’ordinateur de bord principal.
Le tapis hawking s’inclina pour prendre son virage à droite, et nous perdîmes de vue les navires et le phare. Puis le tapis se dirigea vers le nord du Site n°1, là où régnait encore l’obscurité.
— Cette fête a lieu chaque année, m’expliqua Mike, mais ils en célèbrent en ce moment le cent cinquantième anniversaire. Les réjouissances durent depuis trois semaines. Et cela va continuer comme ça encore quinze jours. Il n’y a que cent mille colons en tout sur cette foutue planète, Merin, mais je te parie que la moitié d’entre eux sont ici en train de rigoler.
Il ralentit, commença prudemment son approche et se posa sur un affleurement rocheux non loin de la plage. Nous avions échappé au grain, mais l’horizon au sud était encore par intervalles illuminé d’éclairs qui rivalisaient avec les lumières des îles en mouvement. Au-dessus de nous, cependant, les étoiles n’en brillaient pas moins dans un ciel chaud et serein où la brise apportait des senteurs de vergers en fleurs. Nous repliâmes le tapis et sortîmes nos costumes d’Arlequin. Je vis que Mike glissait dans ses poches le crayon laser et les bijoux.
— Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? demandai-je tout en dissimulant avec lui sous un gros rocher le sac à dos et le tapis.
— Ça ? fit Mike en agitant sous mon nez un collier acheté sur Renaissance. Avec cette babiole, tu pourras peut-être obtenir quelques faveurs.
— Faveurs ?
— Les faveurs d’une dame, expliqua Mike. Le repos du guerrier spatial. Un p’tit coin pour baiser, si tu préfères.
— Oh !
J’ajustai mon masque et mon bonnet. Les grelots tintèrent doucement dans l’obscurité.
— Viens, fit Mike. Il ne faut pas rater ça.
Je hochai gravement la tête et lui emboîtai gaillardement le pas. Nos grelots tintaient joyeusement chaque fois que nous escaladions une roche ou que nous sautions par-dessus un buisson, guidés par les lumières de la fête qui nous tendait les bras.
Accroupi en plein soleil, j’attends. Je ne sais pas trop quoi au juste. Je sens dans mon dos la chaleur de la pierre blanche du tombeau qui monte vers moi.
Le tombeau de Siri ?
Il n’y a pas un seul nuage là-haut. Je lève la tête, les yeux plissés, comme si j’allais apercevoir, dans l’éclat aveuglant du ciel, le Los Angeles et la porte distrans en cours d’achèvement. Naturellement, je ne vois rien du tout. Une partie de moi-même sait très bien qu’ils ne sont pas encore au-dessus de l’horizon. Une partie de moi sait à la seconde près combien de temps il reste pour que le vaisseau et la porte parviennent au zénith. Mais l’autre partie ne veut pas en entendre parler.
Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?
Le claquement brusque des oriflammes au bout de leur hampe se fait entendre tandis que le vent se lève. Je perçois, sans me retourner, la nervosité de la foule qui attend. Pour la première fois depuis ma descente planétaire, qui devait marquer notre sixième réunion, je suis rempli de chagrin. Ou plutôt non, ce n’est pas encore du chagrin, mais une sorte de tristesse qui va bientôt se transformer en douleur. Des années durant, j’ai tenu des conversations silencieuses avec Siri, formulant les questions longtemps à l’avance pour les lui poser un jour, et je prends cruellement conscience que plus jamais nous ne parlerons tranquillement ensemble. Un grand vide est en train de grandir en moi.