Faut-il que j’accepte cela, Siri ?
Je ne reçois aucune autre réponse que le murmure grandissant de la foule. Dans quelques minutes, ils m’enverront Donel, mon plus jeune fils encore vivant, ou bien sa fille, Lira, avec son frère, pour me convaincre de continuer la cérémonie. Je me débarrasse de la brindille que je mâchonnais. Il y a comme une ombre à l’horizon. Ce pourrait être un nuage, ou bien la première des îles, poussée par l’instinct et les vents du nord printaniers à migrer vers les hauts-fonds équatoriaux d’où elles viennent toutes. Mais quelle importance ?
Est-ce que c’est cela qu’il faut faire, Siri ?
Toujours pas de réponse, et le temps s’amenuise.
Il y avait des moments où Siri me semblait si ignorante de tout que cela m’écœurait.
Elle ne savait absolument rien de la vie que je menais lorsque j’étais loin d’elle. Elle posait parfois des questions, mais je me demandais souvent si les réponses l’intéressaient réellement. Je passais des heures à essayer de lui expliquer les magnifiques principes physiques qui faisaient fonctionner nos vaisseaux de spin, mais elle ne semblait jamais comprendre. Un jour, après lui avoir détaillé soigneusement les différences entre leurs antiques vaisseaux d’ensemencement et le Los Angeles, je fus sidéré de l’entendre me demander pourquoi il avait fallu quatre-vingts ans à ses ancêtres pour atteindre Alliance-Maui, alors que je faisais le voyage en cent trente jours. Elle n’avait rien compris du tout.
Les notions qu’elle avait de l’histoire étaient, au mieux, pitoyables. Elle voyait le Retz et l’Hégémonie un peu comme un enfant pouvait considérer le monde imaginaire d’un mythe plaisant mais plutôt simpliste. L’indifférence qu’elle manifestait me faisait quelquefois véritablement sortir de mes gonds.
Elle connaissait à peu près tout sur le début de l’hégire, tout au moins la période touchant à Alliance-Maui et à ses pionniers, et elle me sortait parfois des histoires ou des légendes ravissantes de candeur archaïque. Mais elle ne savait absolument rien des réalités post-hégiriennes. Des noms comme Garden, les Extros, Renaissance ou Lusus ne signifiaient pratiquement rien pour elle. Si je mentionnais devant elle Salmud Brevy ou le général Horace Glennon-Height, elle n’avait pas la moindre réaction. Vraiment pas la moindre.
La dernière fois que nous nous sommes réunis, elle avait soixante-dix années standard. Oui, soixante-dix, et elle n’avait jamais quitté sa planète ni utilisé un mégatrans. La seule boisson alcoolique à laquelle elle eût goûté était le vin. Jamais elle ne s’était interfacée avec un empathiseur médical, jamais elle n’avait franchi de porte distrans, ni fumé un joint de cannabis, ni pris un seul médicament à base d’ARN. Jamais elle ne s’était offert une petite manipulation génétique. Jamais elle ne s’était branchée sur une simstim. Elle n’avait pas vraiment fait d’études, ni entendu parler des gnostiques zen ou de l’Église gritchtèque, ni fait une balade dans un autre véhicule que le vieux glisseur Vikken de la famille.
Elle n’avait jamais fait l’amour avec un autre que moi. C’est du moins ce qu’elle disait, et je la croyais.
Ce fut à l’occasion de notre première réunion, sur l’archipel, que Siri m’emmena parler avec les dauphins.
Nous nous étions levés avant l’aube, pour l’admirer. Les hautes branches de la maison-arbre formaient un poste d’observation parfait pour contempler le ciel à l’est et voir la nuit pâlir peu à peu pour céder la place au matin. Les hauts cirrus filamenteux rosirent, puis la mer elle-même devint de plomb tandis que le soleil flottait sur la ligne plate de l’horizon.
— Allons nager, me dit Siri.
La riche lumière rasante lui baignait la peau et projetait son ombre de quatre mètres sur les planches de la plate-forme d’observation.
— Je suis trop fatigué, lui dis-je. Tout à l’heure.
Nous n’avions pas dormi de la nuit. Nous avions bavardé, fait l’amour, rebavardé et refait l’amour. Aveuglé par l’éclat du matin, je me sentais vidé, en proie à une vague nausée. Je sentais sous moi le moindre mouvement de l’île, qui me donnait le vertige et me faisait perdre conscience de la pesanteur comme un ivrogne qui n’arrive pas à mettre un pied devant l’autre.
— Viens maintenant, insista Siri en me tirant par la main.
J’étais un peu agacé, mais je me laissai entraîner. Siri avait alors vingt-six ans, sept ans de plus que moi, mais son impulsivité me rappelait l’adolescente que j’avais arrachée à la fête, à peine dix de mes mois plus tôt. Son rire profond et spontané n’avait pas changé. Ses yeux verts étaient aussi incisifs lorsqu’elle s’impatientait. Sa longue crinière de cheveux auburn était exactement la même. Mais ses formes étaient devenues plus pleines, riches d’une promesse à peine esquissée jusque-là. Ses seins étaient toujours hauts et fermes, des seins de jeune fille, presque, bordés sur le haut par des taches de rousseur qui laissaient progressivement place à une blancheur si translucide que l’on voyait les délicates arabesques bleues de ses veines. Mais ils avaient quand même quelque chose de différent. Ma Siri n’était plus tout à fait la même.
Tu viens, ou tu préfères rester là à regarder ? me demanda-t-elle.
Elle avait laissé tomber son cafetan à ses pieds lorsque nous étions arrivés sur le ponton où la petite embarcation était encore amarrée. Au-dessus de nous, les voiles des arbres commençaient à s’ouvrir sous les effets de la brise du matin. Depuis plusieurs jours, Siri insistait pour porter un maillot quand nous allions dans l’eau. Aujourd’hui, elle ne portait rien. Les pointes de ses seins se dressaient dans la fraîcheur de la brise.
— Est-ce que nous ne risquons pas de rester en arrière ? demandai-je en lorgnant les voiles qui claquaient dans les arbres.
Les jours précédents, nous avions attendu pour sortir les moments d’accalmie du milieu de la journée, lorsque la mer devenait un véritable miroir. Mais je voyais maintenant les nervures qui se tendaient tandis que le vent remplissait le creux des feuilles.
— Ne sois pas ridicule, me dit Siri. Nous pourrions toujours nous accrocher à une racine de quille ou à un filament nourricier et nous haler. Qu’est-ce que tu attends pour venir ?
Elle me jeta un masque à osmose et ajusta le sien. La membrane transparente rendait son visage luisant comme s’il était huileux. De la poche de son cafetan, elle sortit un lourd médaillon qu’elle se passa autour du cou. Le métal semblait sombre et sinistre contre sa peau.
— Qu’est-ce que c’est ? lui demandai-je.
Elle n’ôta pas son masque pour répondre. Elle mit les fils com en place sur son cou et me tendit les écouteurs. Sa voix me parvint, faible et métallique.
— Un disque traducteur, expliqua-t-elle. Je croyais que tu étais au courant de tous les gadgets, Merin. Le dernier à l’eau est une limace !
Maintenant d’une main le disque en place au creux de ses seins, elle se jeta à la mer. Je vis les globes pâles de ses fesses tandis qu’elle pirouettait pour descendre dans les profondeurs. Je mis mon masque, serrai les fils bien en place et plongeai à mon tour.
La base de l’île formait une tache sombre sur le fond de lumière cristalline de la surface. Je me méfiais des filaments nourriciers, bien que Siri m’eût prouvé, en les frôlant à maintes reprises, qu’ils ne s’intéressaient à aucune autre forme de proie que le zooplancton dansant à la lumière comme la poussière dans une salle de bal abandonnée. Les racines de quille descendaient comme des stalactites noueuses, sur des centaines de mètres, vers les profondeurs aux reflets pourpres.