Le tapis hawking avait disparu.
Je m’assis de nouveau, trop vidé pour pleurer ou rire ou m’éloigner. Le soleil se leva pendant que je me morfondais dans la même position. Je n’avais toujours pas bougé, trois heures plus tard, lorsque le gros glisseur tout noir de la police du Los Angeles se posa silencieusement à proximité du promontoire.
— Papa ! Il commence à se faire tard, papa !
Je me retourne pour voir Donel, mon fils, debout derrière moi. Il porte la robe bleu et or du Conseil de l’Hégémonie. Son crâne chauve est congestionné et baigné de transpiration. Donel n’a que quarante-trois ans, mais j’ai toujours l’impression qu’il est beaucoup plus âgé que ça.
— Je t’en prie, papa, me dit-il.
Je hoche la tête et je me relève, en secouant les brindilles et la terre de mes vêtements. Nous marchons ensemble vers le tombeau. La foule s’est maintenant rapprochée. Le gravier crisse sous les semelles des spectateurs impatients.
— Veux-tu que j’entre avec toi, papa ? me demande Donel.
Je me tourne vers cet étranger grisonnant qui est mon fils. Il n’a presque rien de Siri ni de moi dans son aspect physique. Son visage est avenant, congestionné, rempli d’excitation par cette journée peu commune. Je sens en lui la sincérité pleine de candeur qui tient souvent lieu d’intelligence chez certaines personnes. Je ne peux pas m’empêcher de faire la comparaison entre ce petit homme au crâne dégarni et Alón aux boucles noires, Alón le taciturne au sourire sardonique. Mais Alón est mort depuis trente-trois ans, fauché par une mort stupide dans un combat qui n’avait rien à voir avec lui.
— Inutile, lui dis-je. J’irai tout seul. Merci, Donel.
Il hoche la tête et fait un pas en arrière. Les oriflammes claquent au-dessus de la foule tendue. Je reporte mon attention sur le tombeau.
L’entrée est verrouillée par une serrure palmaire. Je n’ai qu’à y poser la main.
Depuis quelques minutes, j’entretiens dans ma tête une fiction destinée à me préserver à la fois de la tristesse qui grandit intérieurement en moi et de la série d’évènements extérieurs dont j’ai provoqué le déclenchement. Siri n’est pas morte. Dans la dernière phase de sa maladie, elle a convoqué les médecins et les quelques techniciens qui sont restés dans la colonie pour leur ordonner de reconstituer l’une des anciennes chambres d’hibernation utilisées deux siècles plus tôt à bord du vaisseau d’ensemencement. Siri est seulement endormie. Qui plus est, son long sommeil lui a redonné sa jeunesse. Lorsque je la réveillerai, elle sera la Siri de nos premières rencontres. Nous nous promènerons ensemble au soleil et, lorsque la porte distrans fonctionnera, nous serons les premiers à la franchir.
— Papa ?
— Oui.
Je fais un pas en avant et je pose la main sur la porte de la crypte. On entend un bourdonnement de moteur électrique tandis que la lourde dalle de pierre blanche recule. Je baisse la tête et j’entre dans le tombeau de Siri.
— Attention, Merin ! Frappe-moi ce foutu cordage avant qu’il ne te fasse passer par-dessus bord ! dépêche-toi !
J’obéis à toute vitesse. Le cordage mouillé était difficile à plier, et encore plus à attacher. Siri secoua la tête d’un air écœuré et se pencha en avant pour faire un nœud de bouline d’une seule main.
C’était notre sixième réunion. J’étais arrivé trois mois trop tard pour fêter son anniversaire, mais plus de cinq mille personnes avaient participé aux célébrations. Le Président de la Pangermie lui avait fait ses vœux dans un discours de quarante minutes. Un poète était venu lire les meilleurs sonnets de son Cycle de l’Amour. L’ambassadeur de l’Hégémonie lui avait offert un manuscrit ancien et un nouveau navire, un submersible de poche propulsé par les premières cellules à fusion autorisées sur la planète Alliance-Maui.
Siri possédait dix-huit autres navires, mais nous nous trouvions actuellement à bord d’un bateau de pêche, le Ginnie Paul. Nous venions de passer huit jours sur les hauts-fonds équatoriaux, rien que nous deux, à mouiller et à relever des filets, à patauger jusqu’aux genoux au milieu des poissons puants et des trilobites qui craquaient sous nos pieds, à nous coucher sur chaque vague, à mouiller et à relever encore des filets, à prendre le quart et à dormir comme des enfants exténués chaque fois que nous avions une brève période de répit. Je n’avais pas encore tout à fait vingt-trois ans. Je croyais être habitué à trimer sur le Los Angeles, et j’avais pour habitude de faire une heure d’exercice toutes les deux factions dans le caisson à 1,3 g, mais j’avais maintenant mal au dos et aux bras, et des ampoules plein les doigts entre les callosités de mes mains. Siri, elle, venait d’atteindre ses soixante-dix ans.
— Merin ! Va à l’avant carguer la misaine. Fais la même chose avec le foc. Ensuite, tu descendras t’occuper des sandwiches. Beaucoup de moutarde pour moi.
Je hochai la tête et gagnai maladroitement l’avant. Cela faisait un jour et demi que nous jouions à cache-cache avec la tempête.
Nous filions devant elle quand nous le pouvions, nous l’affrontions quand nous ne pouvions pas faire autrement. Au début, c’était un jeu assez excitant, qui nous changeait de la manœuvre des filets et de leur ravaudage. Mais au bout de quelques heures, la montée d’adrénaline avait fait place à une nausée constante et à un terrible épuisement. Les flots ne semblaient jamais vouloir se calmer. Les lames avaient dix mètres de haut. Le Ginnie Paul se couchait comme une matrone de bordel au gros cul, ce qu’il était exactement. Tout était trempé. Malgré mon ciré et trois couches de vêtements étanches, ma peau était trempée elle aussi. Mais pour Siri c’étaient des vacances longtemps attendues.
— Et encore, ce n’est rien, m’avait-elle dit au plus noir de la nuit, tandis que les lames déferlaient sur le pont et s’écrasaient contre le plastique meurtri du cockpit. Tu devrais venir pendant la saison du simoun !
Les nuages étaient encore bas et se mêlaient aux vagues grises de l’horizon, mais la tempête avait faibli et il ne subsistait plus qu’un clapot d’un mètre cinquante. J’étalai de la moutarde sur les sandwiches au rosbif et versai du café fumant dans les épais gobelets blancs. Il aurait été plus facile de transporter le café sous gravité zéro sans en renverser une goutte que d’affronter l’échelle qui menait sur le pont. Siri prit son gobelet à moitié vidé sans faire de commentaire. Nous restâmes quelques minutes assis en silence, savourant nos sandwiches et le liquide brûlant. Je pris la barre pendant qu’elle descendait chercher encore un peu de café. Le crépuscule était en train de se transformer graduellement en nuit.
— Merin, me dit-elle après m’avoir tendu mon gobelet et s’être adossée solidement contre le banc capitonné qui faisait le tour du cockpit, que va-t-il se passer quand la porte distrans commencera à fonctionner ?
Je fus surpris par la question. Nous n’avions presque jamais parlé de l’époque où Alliance-Maui entrerait dans l’Hégémonie. Je jetai un coup d’œil à Siri, et fus frappé de la voir tout à coup très vieille. Son visage était une mosaïque de rides et de plis. Ses beaux yeux verts s’étaient enfoncés dans des puits sombres, et ses pommettes étaient des lames de couteau sur du parchemin cassant. Ses cheveux gris étaient maintenant coupés court et collaient comme des piquants sur son front. Son cou et ses poignets étaient des cordes hérissées de tendons qui sortaient d’un sweater informe.
— Que veux-tu dire au juste ? lui demandai-je.