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— Que va-t-il se passer quand ils ouvriront la porte distrans ?

— Tu sais bien ce qu’a dit le Conseil, Siri ! lui criai-je, car elle avait du mal à entendre d’une oreille. Une ère nouvelle s’ouvrira pour le commerce et la technologie d’Alliance-Maui. Vous ne serez plus confinés sur une seule planète. Lorsque vous deviendrez citoyens de l’Hégémonie, tout le monde aura le droit d’utiliser les portes distrans.

— Je sais déjà tout cela, me dit-elle d’une voix qui me parut accablée. Mais ce que je te demande, c’est ce qui se passera réellement. Qui viendra ici en premier ?

Je haussai les épaules.

— Des diplomates, sans doute. Des spécialistes des relations culturelles. Des anthropologues. Des ethnologues. Des experts en biologie marine.

— Et ensuite ?

Je restai silencieux. La nuit était maintenant tombée. La houle s’était presque calmée. Nos feux de route trouaient l’obscurité de leur éclat vert et rouge. Je ressentais la même angoisse que l’avant-veille, lorsque le mur de la tempête avait fait son apparition à l’horizon.

— Ensuite, murmurai-je, viendront les missionnaires. Puis les géologues du pétrole. Les aquaculteurs. Les promoteurs.

Elle but une gorgée de café.

— J’aurais cru que l’Hégémonie aurait largement dépassé le stade économique du pétrole.

Je me mis à rire.

— On ne dépasse jamais le stade du pétrole. Pas tant qu’il y en a encore dans le sous-sol. Nous ne le brûlons pas, si c’est ce à quoi tu penses, mais il demeure essentiel pour la production des plastiques, des matières synthétiques, des bases alimentaires et des kéroïdes. Deux cents milliards de gens, cela consomme beaucoup de plastique.

— Et Alliance-Maui a beaucoup de pétrole ?

— Beaucoup, répondis-je, sans rire du tout, à présent. Il y a des réserves équivalant à des milliards de barils rien que sous les hauts-fonds équatoriaux.

— Et comment feront-ils pour l’extraire, Merin ? Avec des plates-formes ?

— Oui. Des plates-formes, mais aussi des submersibles, des colonies sous-marines peuplées de travailleurs génétiquement adaptés, qu’ils feront venir de Mare Infinitus.

— Et les îles mobiles ? demanda Siri. Elles doivent revenir chaque année sur les hauts-fonds pour se nourrir du varech bleu qui ne pousse qu’à cet endroit et pour s’y reproduire. Qu’adviendra-t-il des îles ?

Je haussai de nouveau les épaules. J’avais bu trop de café, et cela me laissait un arrière-goût amer à la bouche.

— Je ne sais pas, murmurai-je. L’équipage n’est pas tellement tenu au courant. Mais à notre premier voyage, Mike a entendu dire qu’ils comptaient mettre le plus grand nombre possible de ces îles en valeur, de sorte qu’ils ont sûrement l’intention de les protéger.

— Les mettre en valeur ? fit Siri, manifestant de l’étonnement pour la première fois. Comment pourraient-ils mettre les îles en valeur ? Même les Premières Familles comme la mienne doivent demander la permission du Peuple de la Mer avant d’y construire leur maison-arbre.

Je souris de nouveau en entendant Siri utiliser l’expression locale qui désignait les dauphins. Les colons d’Alliance-Maui étaient de véritables enfants pour tout ce qui touchait à leurs foutus mammifères marins.

— Le programme est déjà établi, lui dis-je. Il y a cent vingt-huit mille cinq cent soixante-treize îles mobiles assez grandes pour être aménagées. Les concessions ont été distribuées depuis longtemps. Les îles les plus petites seront dispersées, je suppose. Celles de l’intérieur seront utilisées à des fins récréatives.

— Des fins récréatives, répéta songeusement Siri. Et combien d’Hégémoniens utiliseront la porte distrans pour venir ici… à des fins récréatives ?

— Tu veux dire au début ? Quelques milliers à peine la première année. Tant que la seule porte se trouvera sur l’île 241 – le Comptoir Commercial – les mouvements seront limités. Cinquante mille la deuxième année, peut-être, quand le Site n°1 aura sa propre porte. Ce sera du tourisme de luxe. C’est toujours le cas, au début, lorsqu’une colonie d’ensemencement fait son entrée dans le Retz.

— Et ensuite ?

— Après la période probatoire de cinq ans ? Il y aura des milliers de portes, naturellement. On peut imaginer que vingt ou trente millions de nouveaux résidents arriveront ici pendant la première année de pleine citoyenneté.

— Vingt ou trente millions… répéta Siri.

La lumière du support de compas illuminait par le bas les rides de son visage, qui avait toujours une certaine beauté. Contrairement à mon attente, cependant, il n’y avait ni colère ni indignation dans son expression.

— En contrepartie, poursuivis-je, vous serez tous des citoyens à part entière, à ce moment-là. Ce qui signifie que vous pourrez vous rendre librement dans n’importe quelle région du Retz, qui comprendra alors seize planètes de plus, peut-être davantage.

— Oui, murmura Siri en posant son gobelet vide à côté d’elle. L’écran radar rudimentaire, dans son cadre ciselé à la main, montrait la mer vide après la tempête.

— Est-il vrai, Merin, demanda-t-elle, que les citoyens de l’Hégémonie habitent des maisons qui sont dans plusieurs mondes à la fois ? Avec des fenêtres qui donnent sur une douzaine de cieux différents ?

— C’est vrai pour une minorité de gens, répondis-je en souriant. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’offrir une résidence multiplanétaire.

Elle sourit à son tour et posa sur mon genou une main où ressortaient les taches brunes et les veines bleues.

— Tu es très riche, n’est-ce pas, Navigant ?

Je détournai les yeux.

— Pas encore.

— Bientôt, alors, Merin. Combien de temps, mon amour ? Moins de quinze jours de travail, et tu pourras rentrer chez toi dans l’Hégémonie. Ensuite, cinq de tes mois seulement passeront avant que vous ne reveniez chargés des derniers composants. Quelques semaines de plus pour finir le travail, et seuls quelques pas te sépareront de ta planète et de la fortune. Quelques pas… Des pas de deux cents années-lumière. C’est difficile à imaginer… Mais où en étais-je ? Oui, en tout, ça fait moins d’une année standard.

— Dix mois, murmurai-je. Trois cent six jours standard. Trois cent quatorze des tiens. Neuf mille dix-huit vacations.

— Et ton exil prendra fin.

— Oui.

— Je suis fatiguée, Merin. Je voudrais aller me coucher.

Je préparai la barre automatique, activai le système d’alarme anticollision et descendis avec elle. Le vent s’était de nouveau levé, et le vieux bateau était ballotté de creux en crête avec chaque mouvement de houle. Nous nous déshabillâmes à la lueur vacillante de la lanterne. Je fus le premier sous les couvertures de la couchette. C’était la première fois que Siri et moi partagions une période de sommeil. Je me souvenais de notre dernière réunion, dans sa villa, où elle s’était montrée si pudique, et je m’attendais à ce qu’elle éteigne la lumière. Mais elle demeura nue une bonne minute dans l’air glacé de la cabine, les bras pendant calmement le long des hanches.

Le temps avait exercé son office sur Siri, mais ne l’avait pas délabrée. La gravité avait fait son œuvre, inévitablement, sur sa poitrine et sur ses fesses, et elle était beaucoup plus maigre qu’auparavant. Je regardai les marques de ses côtes et de son sternum en saillie, et me souvins de la fille de seize ans aux plis de bébé et à la peau de velours. À la lumière froide de la lanterne qui se balançait au plafond, je contemplai les replis de chair flasque de Siri et me souvins du clair de lune brillant sur sa poitrine naissante. Et malgré tout cela, inexplicablement, c’était la même Siri qui se tenait devant moi.