— Ça ne vous dérange pas de commencer tout de suite ? demanda Sol Weintraub.
Kassad esquissa l’ombre d’un sourire.
— Je n’étais pas du tout pour, au début, dit-il. Mais s’il faut que la chose soit faite à l’heure, autant qu’elle soit faite avant l’heure.
— Hé ! s’écria Martin Silenus. Notre homme connaît même ses classiques préhégiriens !
— Shakespeare, murmura le père Hoyt.
— Non, répliqua Silenus. Lerner et ce putain de Lowe. Neil de mes deux Simon. Posten sodomisé par Hamel.
— Colonel, déclara gravement Sol Weintraub, il fait beau et personne ici ne semble rien avoir de plus pressé à faire durant l’heure qui vient. Nous vous serions très obligés de nous exposer les circonstances qui vous ont amené à participer à ce dernier pèlerinage gritchtèque sur Hypérion.
Kassad hocha lentement la tête. Le soleil était un peu plus chaud, la toile d’auvent claquait et les ponts du Bénarès craquaient tandis que l’ex-barge de lévitation remontait tranquillement le fleuve vers les montagnes et les marais hantés par le gritche.
Le récit du soldat :
« Les amants de la guerre. »
C’est durant la bataille d’Azincourt que Fedmahn Kassad rencontra la femme qu’il allait passer le reste de sa vie à essayer de retrouver.
Par une matinée froide et humide de la fin du mois d’octobre 1415, on l’avait introduit comme archer dans l’armée du roi Henri V d’Angleterre. Les forces anglaises se trouvaient sur le sol français depuis août 1414 et battaient peu à peu en retraite depuis le 8 octobre devant des troupes françaises supérieures en nombre. Henri avait convaincu son Conseil de guerre que l’armée anglaise était capable de rejoindre Calais, où elle serait en sécurité, à marches forcées, avant les Français. Cette stratégie avait échoué. À l’aube de ce vingt-cinquième jour gris et bruineux d’octobre, sept mille Anglais, pour la plupart des archers, se massèrent face à une force de quelque vingt-huit mille hommes d’armes français sur une largeur d’un kilomètre de terrain bourbeux.
Kassad avait froid, il se sentait fatigué et malade, et il avait très peur. Avec les autres archers, il se nourrissait presque exclusivement de baies sauvages depuis huit jours que durait leur marche, et la majorité des hommes en ligne comme lui ce matin-là souffraient de diarrhée. La température ne dépassait pas douze degrés. Kassad avait vainement essayé, la nuit précédente, de trouver le sommeil à même la terre humide. Il était extrêmement impressionné par l’incroyable réalisme de l’expérience. Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus était aussi différent par rapport aux stimsims traditionnelles que les polyholos comparés aux ferrotypes d’antan, mais les sensations physiques étaient si convaincantes, si réelles que Kassad appréhendait pour de bon d’être blessé au combat. On racontait que des élèves officiers, ayant reçu une blessure fatale dans une sim du RTH-ECMO, avaient été retirés morts de leur crèche d’immersion.
Kassad et le reste de l’archerie du flanc droit de l’armée d’Henri observaient sans rien faire les forces françaises depuis le début de la matinée lorsque des pennons s’agitèrent. L’équivalent d’un sergent du XVe siècle aboya ses ordres, et les archers, obéissant au commandement royal, marchèrent sur l’ennemi. Le front irrégulier des Anglais, qui s’étalait sur sept cents mètres d’une ligne d’arbres à l’autre, consistait en groupes d’archers comme ceux de la troupe de Kassad, mêlés à des groupes plus petits d’hommes d’armes. Les Anglais ne disposaient pas de cavalerie organisée. La plupart des chevaux que Kassad pouvait voir de son côté avaient pour cavaliers des hommes rattachés au groupe de commandement du roi, à trois cents mètres du centre, ou aux positions du duc d’York, beaucoup plus proches de l’endroit où se tenaient Kassad et les autres archers, sur le flanc droit. Ces groupes de commandement rappelaient à Kassad le QG mobile de l’état-major d’une unité terrestre de la Force, à l’exception de l’inévitable forêt d’antennes de communication, ici remplacées par des pennons et gonfalons qui pendaient au bout de leurs piques. Cible rêvée pour l’artillerie, se dit Kassad, pour se rappeler aussitôt que de telles notions militaires n’existaient pas encore.
Kassad avait constaté que les Français ne manquaient pas de chevaux. Il estima que chaque flanc de leur armée devait comporter six ou sept cents hommes montés, en plus d’une longue ligne de cavalerie derrière le front principal de leurs troupes. Il n’aimait pas beaucoup ces bêtes. Il en avait déjà eu sous les yeux des images et des représentations holos, naturellement, mais il n’en avait jamais contemplé en chair et en os avant cet exercice. Leur taille, leur odeur, les bruits que les chevaux faisaient entendre le rendaient nerveux, surtout dans la mesure où ces fichus quadrupèdes étaient revêtus d’une armure de la tête aux sabots, bardés de fer et entraînés à porter des hommes en armure maniant des lances de quatre mètres de long.
L’avance des Anglais prit fin. Kassad estimait que sa ligne de bataille se trouvait à deux cent cinquante mètres environ de la ligne française. Il savait, d’après l’expérience de la semaine passée, que les Français se trouvaient à portée de ses flèches, mais il aurait fallu, pour bander l’arc, se déboîter à moitié l’épaule.
Les Français criaient ce qu’il supposait être des injures. Il les ignora tout en s’avançant, avec ses compagnons silencieux, à quelques mètres de l’endroit où ils avaient fiché en terre leurs longues flèches, pour les avoir à portée de la main, et trouvèrent un terrain meuble pour y enfoncer leurs pieux. Ceux-ci étaient lourds et longs, environ un mètre cinquante, et cela faisait une semaine que Kassad traînait le sien. Ils les avaient rendus pointus aux deux extrémités. Lorsque l’ordre avait été transmis à toute l’archerie de couper de jeunes arbres pour en faire des pieux, quelque part au cœur de la forêt, après la traversée de la Somme, Kassad s’était vaguement demandé à quoi cela pourrait bien servir. Il détenait maintenant la réponse.
Un archer sur trois avait dans son équipement un lourd marteau d’armes, et les pieux furent enfoncés avec, selon un angle soigneusement étudié. Kassad sortit son grand couteau pour tailler de nouveau la pointe du pieu qui, malgré son inclinaison, lui arrivait presque à hauteur de poitrine. Puis il recula, à travers le hérisson de pieux acérés, pour attendre la charge des Français à côté de ses flèches.
Les Français ne chargèrent pas.
Kassad attendit. Son grand arc était bandé. Quarante-huit flèches étaient plantées en deux faisceaux à ses pieds, dont la position était parfaitement réglementaire.
Les Français ne chargeaient toujours pas.
La pluie avait cessé, mais une brise fraîche s’était levée, et la faible quantité de chaleur corporelle produite par Kassad au cours de la brève marche et de la corvée des pieux s’était rapidement dissipée. Les seuls bruits que l’on entendait maintenant étaient les frottements métalliques des armures des hommes et des bêtes, quelques rires et murmures nerveux occasionnels, ainsi que les piétinements sourds des sabots de la cavalerie ennemie qui se redisposait mais refusait toujours de donner l’assaut.
— Bordel ! s’exclama un yeoman aux cheveux grisonnants à quelques mètres de Kassad. Ces putains de salauds nous ont fait perdre toute notre foutue matinée. Qu’ils lèvent le cul du pot, s’ils ne peuvent pas chier !
Kassad hocha la tête d’un air approbateur. Il ignorait si l’autre s’était exprimé réellement en moyen anglais ou en simple standard. Il n’aurait su dire si l’archer grisonnant était comme lui un élève officier de l’école militaire ou bien un instructeur, ou encore un artefact créé par la sim. Il n’aurait pas su dire non plus si l’argot était authentique. Il s’en fichait, en fait. Son cœur battait très fort et ses doigts étaient moites. Il s’essuya les mains sur son pourpoint.