Elle ne répondit pas. Ou plutôt, sa réponse consista à faire glisser ses longs doigts le long du torse de Kassad, défaisant au passage les lanières de cuir qui fermaient le gilet grossier. Elle fit de même avec la chemise, à moitié déchirée et couverte de sang. Puis elle se serra contre lui, ses doigts et ses lèvres contre son torse nu, ses hanches déjà en mouvement. De la main droite, elle chercha les cordons qui fermaient le devant de son pantalon et les défit aussi.
Kassad l’aida à retirer les vêtements qu’il avait encore sur lui, puis fit glisser ceux de la fille en trois gestes fluides. Elle ne portait rien sous sa chemise et son pantalon de toile rude. Il passa la main entre ses cuisses, par-derrière, contre la rondeur de ses fesses, et glissa les doigts entre les lèvres humides de la toison rêche. Elle s’ouvrit à sa caresse tandis que sa bouche happait la sienne. Malgré tous leurs mouvements quand ils s’étaient déshabillés, à aucun moment leur peau n’avait perdu le contact, et le membre dur de Kassad se frottait contre le ventre rond de la fille.
Elle roula alors sur lui, ses cuisses écartées au-dessus de ses hanches, son regard toujours rivé au sien. Kassad ne s’était jamais senti aussi excité de sa vie. Il haleta lorsqu’elle passa une main derrière elle pour le saisir et le guider en elle. Lorsqu’il rouvrit les yeux, elle se balançait lentement sur lui, la tête en arrière, les paupières closes. Il fit remonter ses mains le long de ses hanches, jusqu’au galbe parfait de ses seins, dont il sentit le bout durcir contre ses paumes.
Ils firent alors l’amour, passionnément. À vingt-trois ans standard, Kassad avait été amoureux une fois et avait connu plusieurs fois les plaisirs de la chair. Il pensait tout savoir de A à Z sur la question. Il n’y avait rien, dans son expérience antérieure, qu’il n’eût pu décrire d’une seule phrase accompagnée d’un éclat de rire à ses camarades d’escadron dans la soute d’un transport de troupes. Avec l’assurance tranquille et cynique d’un vétéran de vingt-trois ans, il était sûr qu’il ne connaîtrait jamais rien qui ne pût être ainsi décrit et oublié aussitôt après. Mais il s’était trompé. Jamais il ne pourrait communiquer en mots à qui que ce fût les impressions des quelques minutes qui suivirent. Jamais il ne se risquerait à essayer.
Ils firent l’amour dans le cercle soudain d’un rayon de lumière de cette fin d’octobre, sur un tapis de vêtements et de feuilles mortes, leur peau luisante lubrifiée par une pellicule de sueur et de sang. Elle ne cessait de regarder Kassad de ses grands yeux verts, qui s’élargirent légèrement lorsqu’il commença à accélérer le rythme, et se fermèrent à la même seconde que les siens.
Ils synchronisèrent alors leurs mouvements, portés par une vague soudaine de sensations aussi éternelles et inéluctables que le cours des planètes. Leur pouls s’accéléra, leur chair suivit les tropismes de ses propres liquides dans une pâmoison finale commune où le monde extérieur était réduit à rien du tout. Puis, toujours joints par le sens du toucher, au diapason de leurs battements de cœur et de l’excitation de leur passion assouvie, ils laissèrent la conscience réintégrer lentement leur chair de nouveau dissociée tandis que le monde se remettait à couler à travers leurs perceptions momentanément oubliées.
Ils demeurèrent quelque temps étendus côte à côte. L’armure du mort était glacée au contact du bras gauche de Kassad, dont la jambe droite touchait la cuisse chaude de la fille. Les rayons du soleil étaient une bénédiction. Des couleurs cachées remontaient à la surface des choses. Kassad tourna la tête pour la regarder tandis qu’elle appuyait la tête contre son épaule. Elle avait les joues roses, et la lumière de l’automne jouait sur les fils d’or de sa chevelure étalée sur le bras de Kassad. Elle souleva sa jambe pliée pour la poser sur la cuisse de Kassad, et celui-ci sentit renaître en lui un tourbillon d’excitation. Le soleil lui caressait le visage. Il ferma les yeux.
Quand il se réveilla, elle n’était plus là. Il était certain qu’il ne s’était pas écoulé plus de quelques secondes – une minute, peut-être, au maximum. Pourtant, le soleil avait disparu, la forêt avait perdu ses couleurs, et une brise froide agitait les branches nues des arbres.
Il remit en frissonnant ses vêtements déchirés rigidifiés par le sang. L’homme d’armes gisait toujours à ses pieds dans l’attitude impersonnelle de la mort, comme un objet qui aurait toujours fait partie du décor. Il n’y avait pas le moindre signe d’une présence féminine.
Fedmahn Kassad retourna en boitant vers le champ de bataille, à travers la forêt sombre et glacée.
La plaine était jonchée de corps, morts et vivants. Les morts étaient entassés par paquets comme les soldats de plomb avec lesquels il jouait quand il était enfant. Les blessés rampaient, aidés par des soldats valides. Çà et là, des formes furtives se frayaient un chemin parmi les morts. Près de la ligne d’arbres opposée à celle d’où il venait, un groupe animé de hérauts, anglais et français, tenait un conclave ponctué d’exclamations et de gesticulations. Kassad savait qu’ils étaient en train de décider du nom de cette bataille, afin d’accorder leurs archives. Il savait aussi que le nom choisi serait celui de la forteresse la plus proche, Azincourt, même si ce nom n’avait figuré jusque-là dans aucun plan de bataille ou de stratégie.
Kassad commençait à croire qu’il ne faisait pas du tout partie d’une simulation, que cette journée de grisaille était la réalité et que le rêve était son existence dans le Retz lorsque soudain toute la scène se figea, hommes, chevaux et paysage. La forêt sombre devint transparente comme une image holo en train de s’éteindre, et quelqu’un l’aida à sortir de sa crèche de simulation de l’École de Commandement Militaire d’Olympus. Les instructeurs et les autres élèves officiers discutaient et riaient, apparemment inconscients du fait que le monde avait à jamais changé.
Des semaines durant, après cela, Kassad passa chacune de ses heures libres à errer le long des remparts de l’école militaire pour observer les ombres du mont Olympus qui couvraient d’abord la forêt du plateau, puis les hautes terres, puis tout ce qui s’étendait à mi-chemin de l’horizon, puis la planète entière. Et pas une seule seconde il ne pensait à autre chose qu’à ce qui lui était arrivé. Il ne pensait qu’à elle.
Personne n’avait rien remarqué d’anormal dans la simulation. Personne d’autre que lui n’avait quitté le champ de bataille. Un instructeur lui avait même expliqué que rien ne pouvait exister au-delà du secteur limité de la simulation. Personne ne s’était aperçu de l’absence de Kassad. Tout se passait comme si la poursuite dans la forêt – et la rencontre de cette femme – n’avaient jamais eu lieu.
Mais Kassad n’en pensait pas moins. Il suivait régulièrement ses cours d’histoire militaire et de mathématiques. Il faisait le nombre d’heures requis au polygone et à la salle de gym. Il exécutait sans rechigner les marches disciplinaires sur le terrain de Caldera, bien qu’il fût rarement puni. D’une manière générale, le jeune Kassad devint un élève officier encore mieux noté qu’il ne l’était déjà. Mais durant tout ce temps il n’avait qu’une seule idée en tête.
Et il finit par la revoir.
Cela se passa, de nouveau, vers la fin d’une simulation du RTH-ECMO. Entre-temps, Kassad avait appris que ces exercices étaient un peu plus que de simples sims. Le RTH-ECMO faisait partie de la Pangermie du Retz, le réseau en temps réel qui supervisait toute la politique hégémonienne, fournissait des informations aux dizaines de milliards de citoyens avides de données et avait fini par acquérir une forme particulière de conscience et d’autonomie. Plus de cent cinquante infosphères planétaires mêlaient leurs ressources dans un cadre commun créé par quelque six mille IA de classe oméga pour permettre au RTH-ECMO de fonctionner.