Le Nouveau Prophète se mit alors à expliquer en détail de quelle manière les otages de l’Hégémonie allaient être exécutés, mais l’ultimatum de Kassad expira au milieu d’une de ses phrases.
Qom-Riyad était, de par son propre choix et de par sa situation éloignée dans l’espace, un monde à la technologie primitive, mais pas assez, toutefois, pour ignorer l’infosphère. Les mollahs révolutionnaires à la tête de l’invasion n’étaient pas opposés au « grand Satan de la science hégémonienne » au point de refuser de connecter leurs persocs au réseau d’information global.
Le HS Denieve avait disséminé suffisamment de satellites espions pour que, à 17 h 29, heure locale centrale de Qom-Riyad, l’infosphère eût livré au vaisseau de l’Hégémonie les coordonnées de seize mille huit cent trente mollahs révolutionnaires, y compris leur code d’accès. À 17 h 29 mn 30 s, les satellites espions commencèrent à émettre leurs instructions de tir en temps réel à l’intention des vingt et un satellites de défense périphérique que le vaisseau d’intervention de Kassad avait laissés sur orbite basse. Ces armes de défense orbitale étaient si anciennes que la mission du Denieve consistait précisément à les ramener dans le Retz pour les y détruire sans danger. Mais Kassad leur avait trouvé une autre utilisation.
À 17 h 30 précises, dix-neuf de ces petits satellites amorcèrent l’explosion de leur noyau de fusion. Dans les nanosecondes précédant cette autodestruction, les rayons X ainsi produits furent concentrés, dirigés puis lâchés, sous la forme de seize mille huit cent trente faisceaux de particules invisibles mais non moins cohérentes. Les vieux satellites de défense n’étaient pas conçus pour un usage atmosphérique. Leur rayon de destruction efficace était de l’ordre du millimètre. Cependant, il n’en fallait pas plus. Ils ne franchirent pas tous les différents obstacles qui s’interposaient entre les mollahs et le ciel, mais quinze mille sept cent quatre-vingt-quatre d’entre eux y parvinrent quand même, ce qui n’était pas trop mal.
L’effet fut immédiat et spectaculaire. Dans chaque cas, le cerveau et les fluides cérébraux de la cible humaine entrèrent en ébullition, se transformèrent en vapeur et firent éclater en morceaux la boîte crânienne. À 17 h 30, le Nouveau Prophète était en plein milieu de son allocution diffusée en direct sur toute la planète, et, plus précisément, au milieu du mot : hérétique.
Durant près de deux minutes, les écrans de télévision et les écrans muraux de toute la planète montrèrent l’image du corps sans tête du Nouveau Prophète affaissé sur son micro. Puis Fedmahn Kassad intervint sur l’ensemble du réseau pour annoncer que la prochaine échéance se situait dans une heure et que toute action entreprise contre les otages se solderait par une démonstration encore plus sévère du déplaisir d’Allah.
Les otages furent libérés.
Cette nuit-là, en orbite autour de Qom-Riyad, Arcane rendit visite à Kassad pour la première fois depuis les sims de l’école militaire. Il dormait, mais cette visite fut un peu plus qu’un rêve tout en étant un peu moins que la réalité parallèle des simulations du RTH-ECMO. Ils étaient côte à côte sous une couverture légère, à l’abri d’une toiture à moitié défoncée. Sa peau était chaude et électrique, son visage n’était qu’un vague contour parmi les ombres de la nuit. Au-dessus d’eux, les étoiles commençaient à peine à disparaître dans la fausse clarté qui précède l’aube. Kassad se rendit compte qu’elle faisait des efforts pour lui dire quelque chose. Les lèvres douces formaient des mots juste en dessous de son seuil de perception auditive. Il prit un peu de recul pour essayer de mieux distinguer ses lèvres, mais, ce faisant, perdit tout contact avec elle. Il sortit du sommeil, dans son harnais de nuit, avec des traces humides sur la joue, et le ronronnement des systèmes de bord parvenait à ses oreilles comme la respiration étrange de quelque bête à demi éveillée.
Neuf semaines-vaisseau standard plus tard, Kassad fut traduit devant une cour martiale de la Force sur Freeholm. Il savait très bien, lorsqu’il avait pris sa décision sur Qom-Riyad, que ses supérieurs n’auraient pas d’autre choix que de le crucifier ou de le faire monter en grade.
La Force se targuait de pouvoir faire face à n’importe quel type de situation dans le Retz ou les mondes coloniaux, mais rien ne l’avait préparée vraiment à la bataille du continent Sud de Bressia, avec ses répercussions sur le Nouveau Bushido.
Le code d’honneur du Nouveau Bushido qui gouvernait la vie de Kassad avait évolué en fonction de la nécessité de survivre de la classe militaire. Après les atrocités de la fin du XXe et du début du XXIe siècles sur l’Ancienne Terre, où les chefs de guerre avaient engagé leurs nations respectives dans des stratégies qui prenaient des populations civiles tout entières comme objectif légitime tandis que les bourreaux en uniforme se réfugiaient à cinquante mètres sous terre dans des bunkers pourvus de tout, l’hostilité des civils survivants envers tout ce qui portait le nom de « militaire » avait été si forte que, durant plus d’un siècle, ce seul mot avait été synonyme d’appel au lynchage.
Dans son évolution, le Nouveau Bushido avait combiné les anciens concepts d’honneur et de vaillance avec la nécessité absolue d’épargner les populations civiles chaque fois que la chose était possible. Il avait également retenu comme souhaitable le retour au concept pré-napoléonien de guerre « non totale » à objectif bien défini, d’où tout excès devait être proscrit. Le Nouveau Bushido exigeait non seulement l’abandon de toutes les armes nucléaires et de toutes les campagnes de bombardement stratégique à l’exception des cas de nécessité absolue, mais il allait encore plus loin en demandant le retour au concept médiéval de la bataille rangée entre des forces limitées de soldats professionnels en un lieu et en un moment mutuellement convenus d’avance dans le but de limiter le plus possible toute destruction de biens publics ou privés.
Le code d’honneur du Nouveau Bushido fonctionna à peu près correctement durant les quatre siècles d’expansion post-hégirienne. Le fait que les technologies essentielles eussent été relativement figées durant trois de ces siècles joua en la faveur de l’Hégémonie, dont le monopole d’utilisation du distrans lui permettait d’utiliser ponctuellement les modestes ressources de la Force chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Même séparé du reste de l’univers par les inévitables années de voyage du déficit temporel, aucun monde colonial ou indépendant ne pouvait espérer tenir tête à l’Hégémonie. Des incidents tels que la rébellion politique d’Alliance-Maui, avec sa manière toute particulière de conduire une guérilla, ou encore les insanités religieuses de Qom-Riyad, avaient été réprimés rapidement et fermement, et tout excès commis à l’occasion de ces campagnes ne faisait que souligner l’importance de la stricte application du Nouveau Bushido. Cependant, malgré tous les calculs et toutes les précautions de la Force, personne n’avait réellement prévu ce qui se passerait lors de l’inévitable confrontation avec les Extros.
Les Extros constituaient la seule menace extérieure qui pesait sur l’Hégémonie durant les quatre siècles qui suivirent le départ du système Sol des ancêtres des hordes barbares, avec leur flotte archaïque de cités O’Neill dégoulinantes, d’astéroïdes déboulants et d’agricomètes expérimentales. Même après l’acquisition du réacteur Hawking par les Extros, la politique officielle de l’Hégémonie fut de les ignorer aussi longtemps que leurs essaims restaient dans les ténèbres interstellaires et limitaient leurs rapines au prélèvement de petites quantités d’hydrogène sur les géantes gazeuses ou de blocs de glace pour leur approvisionnement en eau sur des lunes inhabitées.