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Il s’approcha très près. Les hommes levèrent leurs haches d’un geste indécis et reculèrent.

« Eh bien ? dit Roumata.

— Mais alors… bredouilla le premier d’un ton gêné. Et alors, mais c’est don Roumata. »

Son compagnon fit faire demi-tour à son cheval et s’enfuit au galop. L’autre reculait toujours, la hache baissée.

« On s’excuse, noble seigneur, dit-il avec volubilité. On s’est trompés. Une petite erreur. Une affaire d’État. C’est toujours possible les petites erreurs dans ces cas-là. Les gars avaient un peu bu. Ils ont fait du zèle… » Il s’écartait peu à peu. « Vous comprenez, les temps sont durs… Nous faisons la chasse aux lettrés en fuite. Ce serait mauvais pour nous si vous alliez vous plaindre, noble seigneur… »

Roumata lui tourna le dos.

« Je souhaite bonne route au noble seigneur ! » fit l’autre avec soulagement.

Quand il fut parti, Roumata appela à voix basse :

« Kihoun ! »

Personne ne répondit.

« Hé, Kihoun ! »

Pas de réponse. Tendant l’oreille, Roumata perçut à travers le zonzon des moustiques un bruit de feuilles froissées. Kihoun s’enfuyait à travers champs, vers l’ouest, du côté de la frontière iroukanienne, à une vingtaine de miles de là. Et voilà, se dit Roumata. C’est tout. La conversation est finie. C’est toujours la même chose. On tâte le terrain, on échange prudemment des propos à double sens… Pendant des semaines, on s’use l’âme à bavarder stupidement avec un tas de fripouilles, et quand on tombe sur quelqu’un de bien, le temps vous manque. Il faut le cacher, le sauver, l’expédier en lieu sûr, et il s’en va sans avoir compris s’il avait eu affaire à un ami ou à un dégénéré capricieux. Moi non plus je ne saurai rien de lui. Ce qu’il veut, ce qu’il peut, pour quoi il vit…

Il se rappela Arkanar, le soir. De belles maisons en pierre de taille bordent les rues principales, d’accueillantes lanternes brillent aux portes des auberges. Des boutiquiers bien nourris et béats, installés à des tables très propres, boivent de la bière en affirmant que le monde n’est pas si mal que ça : le prix du blé baisse, celui des cuirasses monte, les complots sont découverts à temps, on empale les magiciens et les clercs suspects, le roi, à son habitude, est auguste et éclairé, don Reba est extraordinairement intelligent, ayant l’œil à tout. « Qu’est-ce que les gens n’inventent pas ! La Terre est ronde ! Elle peut bien être carrée, ce n’est pas une raison pour troubler les esprits ! », « C’est l’instruction, c’est l’instruction qui est cause de tout, mes amis ! L’argent ne fait pas le bonheur, paraît-il, les vilains sont des hommes, eux aussi, et ainsi de suite, de plus en plus loin, on commence par des pamphlets et on finit par la révolte… », « Il faut tous les empaler, mes amis !… Moi, qu’est-ce que je ferais ? Je demanderais carrément : tu sais lire et écrire ? Au pal ! Tu écris des vers ? Au pal ! Tu sais compter ? Au pal ! Tu en sais trop ! », « Bina, ma poulette, encore trois bières et du civet ! ». Dans les rues, le pavé résonne sous les bottes cloutées de garçons en chemises grises, trapus, rougeauds, tenant de grosses haches sur l’épaule droite. « Frères ! Les voilà nos défenseurs ! Ceux-là ne faibliront pas ! Jamais de la vie ! Et mon gars, vous savez, mon gars… il est toujours dans le flanc droit ! Et dire qu’hier encore je lui frottais les côtes ! Non, nous ne sommes pas dans un temps de troubles, mes amis ! Fermeté du trône, prospérité, tranquillité inébranlable et justice. Hourra pour les compagnies grises ! Hourra pour don Reba ! Gloire à notre roi ! Ah ! mes frères, quelle belle vie que la nôtre !… »

Mais dans les plaines obscures du royaume d’Arkanar, qu’éclairent des lueurs d’incendies et les étincelles des torches, par ses routes et ses chemins, des centaines de malheureux, dévorés par les moustiques, les jambes en sang, couverts de sueur et de poussière, épuisés, fous de peur, désespérés, mais forts de leur unique conviction, errent en fuite, évitant les postes de garde ; ils ont été mis hors la loi parce qu’ils savent et veulent soigner, instruire leur peuple épuisé de maladies, embourbé dans l’ignorance ; parce que, pareils à des dieux, ils tirent de l’argile et de la pierre une seconde nature qui embellit la vie d’un peuple qui ne connaît pas la beauté ; parce qu’ils percent les secrets de la nature en espérant les mettre au service de leur peuple, malhabile, terrorisé par de vieilles histoires de démons… Ils sont sans défense, bons, dénués de sens pratique, ils sont très en avance sur leur siècle…

Roumata ôta son gant et en frappa à toute volée son cheval entre les oreilles.

« Avance, vieille rosse ! » dit-il en russe.

Il était minuit quand il entra dans la forêt.

Personne ne pouvait dire exactement d’où venait cet étrange nom : forêt du Hoquet. Selon les dires officiels, il y a trois cents ans, les troupes de Totz, maréchal d’Empire puis premier roi d’Arkanar, en poursuivant des hordes en retraite de Peaux-Cuivrées, s’étaient frayé un passage à travers la saïva, et au cours d’un bivouac, avaient tiré de l’écorce d’arbres blancs une sorte de bière dont l’un des effets avait été un hoquet incoercible. L’histoire disait que le maréchal Totz, inspectant un matin le campement, avait dit en fronçant son nez aristocratique : « En vérité, cela est insupportable ! Tout le bois hoquette et empeste la cervoise ! » De là serait venu ce nom insolite.

De toute façon, ce n’était pas une forêt tout à fait ordinaire. Il y poussait d’énormes arbres aux rigides troncs blancs qu’on ne trouvait nulle part ailleurs dans l’Empire, ni dans le duché d’Iroukan, ni, à plus forte raison, dans la république marchande de Soan, dont les forêts étaient depuis longtemps changées en coques de navire. On disait qu’au pays des Barbares, derrière la chaîne du Nord Rouge, il y en avait beaucoup, mais que ne disait-on pas du pays des Barbares…

La forêt était traversée par une route tracée deux siècles auparavant, qui menait à des mines d’argent et était fieffée aux barons Pampa, descendants d’un compagnon d’armes du maréchal Totz. Ce fief des Pampa coûtait au roi d’Arkanar deux quintaux d’argent pur par an. Aussi, dès qu’un nouveau souverain montait sur le trône, son premier soin était-il de lever une armée et d’attaquer le château de Baou où nichaient les barons. Ses murs étaient solides, les barons valeureux : chaque campagne revenait à presque une demi-tonne d’argent, et au retour de leur armée défaite, les rois d’Arkanar confirmaient de nouveau les barons Pampa dans leur droit, en assortissant celui-ci d’autres privilèges tels que : se curer le nez à la table royale, chasser à l’ouest d’Arkanar, appeler les princes par leur prénom sans adjonction de leurs titres et dignités.

Le bois du Hoquet était plein de sombres mystères. Le jour, des charrois de minerai enrichi encombraient la route du Sud qui, autrement, était déserte, car bien peu étaient assez hardis pour s’y aventurer à la lumière des étoiles. On disait que, la nuit, on y entendait le cri de l’oiseau Sihou, perché sur l’Arbre-Père. Cet oiseau, personne ne l’avait vu ni ne pouvait le voir, car il était magique. On disait que de grandes araignées velues sautaient des branches sur le cou des chevaux pour leur mordre les veines et se gorger de sang. On racontait aussi que la forêt était le refuge d’une énorme bête, très vieille, appelée Pekh, qui était couverte d’écailles, mettait bas tous les douze ans et traînait douze queues suintantes de venin. Certains avaient vu le sanglier Y, maudit par saint Mika, traverser en plein jour la route, nu et murmurant des plaintes. C’était un animal effroyable, invulnérable au fer, mais que l’os transperçait facilement.