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Au plus épais de la forêt, à un mile de la route, sous un arbre géant desséché par l’âge, il y avait une cabane d’énormes rondins, toute déjetée, à demi enfouie dans le sol et entourée d’une palissade noircie. Elle était là depuis des temps immémoriaux, sa porte toujours fermée. Des idoles taillées dans des troncs d’arbres et déformées par le temps encadraient les marches vermoulues de l’entrée. On disait que c’était l’endroit le plus dangereux de la forêt du Hoquet, que là le vieux Pekh venait tous les douze ans mettre bas et crever aussitôt, que le cellier de la cabane était rempli de venin noir et que le jour où le poison déborderait à l’extérieur, ce serait la fin du monde. On disait que par les nuits de mauvais temps, les idoles se déterraient elles-mêmes et s’avançaient sur la route en faisant des signes. On chuchotait aussi que parfois des lueurs surnaturelles s’allumaient aux fenêtres habituellement obscures, qu’on entendait des bruits et que la fumée de la cheminée montait jusqu’au firmament.

Il n’y a pas longtemps, un demeuré abstinent du nom d’Irma Koukich, du village de Fragrance (dit communément Les Chlingues), eut la sottise d’aller se promener du côté de la cabane, le soir, et de jeter un coup d’œil par les fenêtres. À son retour, il était définitivement idiot, mais il avait fini par raconter, une fois remis de ses émotions, que dans la cabane, brillamment éclairée, il avait vu un homme attablé, buvant à un tonneau qu’il tenait d’une seule main. Le visage de l’homme pendait presque jusqu’à la ceinture et était couvert de taches. Ce ne pouvait être que saint Mika avant sa conversion, ivrogne, grand jureur et trousseur de jupons. Il fallait du courage pour le regarder. Une odeur douce et triste venait par la fenêtre, des ombres se mouvaient dans les arbres. De tous les environs on accourait écouter le récit de l’idiot. Mais un beau jour, pour finir, les hommes des Sections d’Assaut arrivèrent et l’emmenèrent à Arkanar, les coudes dans le dos. Cela n’empêcha pas les gens de parler de la cabane, qu’on appelait maintenant la Tanière de l’Ivrogne …

Après avoir franchi une lande de fougères géantes, Roumata mit pied à terre devant la Tanière et attacha son cheval à une idole de l’entrée. Il y avait de la lumière à l’intérieur, la porte ouverte ne tenait que par un gond. Le père Kabani était assis à une table, complètement prostré. Une puissante odeur d’alcool flottait dans la pièce, sur la table, une énorme chope trônait au milieu d’os rongés et de morceaux de rave bouillie.

« Bonsoir, père Kabani, dit Roumata en franchissant le seuil.

— Je vous souhaite la bienvenue », répondit le vieil homme, d’une voix rauque comme celle d’un buccin.

Roumata, faisant sonner ses éperons, s’approcha de la table, jeta ses gants sur un banc et regarda le père Kabani, immobile, tenant dans ses mains sa grosse tête flasque. Ses sourcils touffus et grisonnants pendaient sur ses joues comme des herbes desséchées au bord d’un ravin. De son gros nez bourgeonnant, à chaque expiration, sortait en sifflant un souffle imbibé d’alcool mal assimilé.

« C’est moi qui l’ai inventé ! » dit-il tout à coup, relevant avec effort le sourcil droit et dirigeant sur Roumata un œil bouffi. « Moi-même ! Pour quoi ? … » Il libéra sa main droite de dessous sa joue et agita un doigt poilu. « Et pourtant je n’y suis pour rien ! Je l’ai inventé … et je n’y suis pour rien, hein ? Pour rien, parfaitement. Et d’ailleurs, nous n’inventons pas, c’est de la démence !.. »

Roumata défit sa ceinture et se débarrassa de ses baudriers.

« Oui, oui ! dit-il.

— Une boîte ! » rugit le père Kabani, qui garda ensuite le silence un long moment, ses joues remuant de façon bizarre.

Roumata, sans le quitter des yeux, enjamba le banc de ses bottes couvertes de poussière et s’assit, ses épées à côté de lui.

« Une boîte …, répéta le père Kabani d’une voix éteinte. Nous disons que nous inventons. En réalité, tout est inventé depuis belle lurette. Quelqu’un a tout inventé, depuis très longtemps, a tout mis dans une boîte puis s’en est allé en laissant un trou dans le couvercle … Il est parti dormir … Après que se passe-t-il ? Le père Kabani arrive, ferme les yeux et fourre la main dans la fente. Il regarde sa main. Hop ! Inventé ! C’est moi, dit-il, qui ai inventé ça ! Celui qui ne le croit pas est un idiot. Je glisse ma main, une fois. Qu’est-ce que c’est ? Du fil de fer barbelé. Pour quoi faire ? Pour protéger le bétail contre les loups … Bravo ! Je plonge ma main une deuxième fois. Qu’est-ce que c’est ? Un truc tout ce qu’il y a de plus malin, un moulin à viande. Pour quoi faire ? De la viande hachée bien tendre. Bravo ! Je glisse ma main, une troisième fois. Quoi, maintenant ? De l’eau qui brûle. Pour quoi faire ? Allumer le bois mouillé … Hein ? »

Le père Kabani se tut et pencha le torse, on eût dit que quelqu’un lui pliait la nuque. Roumata prit la chope, y jeta un coup d’œil, se versa quelques gouttes sur le dos de la main : elles étaient violettes et sentaient l’huile empyreumatique. Roumata s’essuya soigneusement avec un mouchoir de dentelle où des taches de graisse apparurent. La tête ébouriffée du père Kabani toucha la table mais se redressa aussitôt.

« Celui qui a tout mis dans la boîte, il connaissait la raison de ces inventions … Des barbelés contre les loups ? C’était moi, imbécile, qui croyais ça … C’était pour les mines, ces barbelés, pour entourer les mines. Pour que les criminels d’État ne s’évadent pas. Mais moi je ne veux pas !.. J’en suis un de criminel d’État ! Ils m’avaient demandé à quoi ça servait ? Oui ! Des barbelés, disaient-ils ? Oui. Contre les loups, disaient-ils ? Oui … Très bien, bravo ! Nous encerclerons les mines d’argent … Don Reba lui-même s’en est chargé. Mon moulin à viande aussi il l’a pris. Bravo, quel cerveau ! me disait-il. Et maintenant il fait du hachis bien tendre dans la Tour Luronne … Ça marche très bien, paraît-il. »

Je sais, pensa Roumata. Je sais tout. Que tu t’es traîné aux pieds de don Reba, que tu criais, que tu le suppliais : Rends-le moi, tu ne peux pas faire ça ! C’était trop tard. Il tourne ton moulin à viande.

Le père Kabani prit sa chope et y colla sa bouche broussailleuse et vaste comme un four. Il avalait l’infâme mixture en rugissant comme le sanglier Y. Après avoir bu, il se mit à mâcher un morceau de rave. Des larmes coulaient sur ses joues.

« De l’eau qui brûle, prononça-t-il enfin d’une voix nouée. Pour allumer les feux de camp et exécuter d’amusants tours de passe-passe. Mais si on peut la boire ? Si on la mélange à de la bière, elle se vendra à prix d’or. Pas de ça. Je la boirai moi-même. Et c’est ce que je fais, je bois du soir au matin. Je suis gonflé comme une outre. Je tombe tout le temps. Tantôt, don Roumata, tu me croiras si tu veux, je me suis regardé dans la glace, j’ai eu peur … Je me regarde, Seigneur Dieu Tout-Puissant, où est le père Kabani ? J’ai l’air d’un poulpe, je passe par toutes les couleurs, tantôt rouge, tantôt bleu. J’ai inventé, voyez-vous, une eau pour les illusionnistes … »

Le père Kabani cracha sur la table et frotta du pied sous le banc. Puis, brusquement, il demanda :

« Quel jour est-on aujourd’hui ?

— La veille de la fête de Kata le Juste.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de soleil ?

— Parce qu’il fait nuit.