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Je suis l’écriture soignée au fil des mois. La dernière notice, datée du 9 juin – il y a seize semaines – dit seulement Creekbed, puis Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?

Je m’attarde un moment, penché sur le registre. Houdini entre à petits pas dans la pièce, et sa queue effleure ma jambe de pantalon.

Je sors mon mince carnet bleu de ma poche intérieure et je note : 9 juin, et Creekbed, et Notre Père qui êtes aux cieux, gardez un œil sur nous, d’ac ?, en essayant d’écrire petit, de serrer les mots. C’est le dernier de ces carnets que je possède. Mon père était prof de fac, et à sa mort il a laissé des boîtes et des boîtes de ces carnets d’examens, mais j’en ai utilisé beaucoup depuis mon entrée dans les forces de l’ordre, et beaucoup d’autres ont été perdus dans l’incendie qui a ravagé ma maison. Chaque fois que j’y écris quelque chose, j’ai un petit frisson d’angoisse : que ferai-je quand je n’aurai plus de pages ?

Je ferme les tiroirs du bureau de l’inspecteur Russel et replace le registre là où il était, ouvert comme je l’ai trouvé.

* * *

Également dans ma poche, rangée dans un porte-cartes en plastique rouge de la bibliothèque municipale de Concord, il y a une photo format portefeuille de ma sœur, celle qui a été prise pour son album-souvenir de classe de seconde. Nico en lycéenne rebelle et branchée, tee-shirt noir pourri et lunettes à deux balles, bien trop cool pour être coiffée. Elle a la lèvre inférieure en avant, la bouche tordue : Je sourirai quand je voudrai, pas quand un naze me demandera de dire « cheese ». Je regrette de ne pas avoir une photo plus récente sur moi, mais je les ai perdues dans l’incendie ; à vrai dire, ma frangine est sortie du lycée il y a seulement huit ans et la photo reste d’actualité, elle ressemble encore à Nico Palace, physiquement comme psychologiquement. L’envie me démange d’exécuter les rituels habituels, de montrer la photo à des inconnus – « Avez-vous vu cette fille ? » –, d’élaborer une série de déductions et de déductions de ces déductions.

En plus de la photo et du carnet, dans ma veste beige usée, j’ai quelques outils d’investigation basiques : une loupe ; un couteau suisse ; un mètre ruban de trois mètres ; une seconde lampe torche, plus petite et plus fine que la Eveready ; une boîte de munitions calibre .40. Mon pistolet, le SIG Sauer P229 de service que je porte depuis maintenant trois ans, est dans son étui, sur ma hanche.

La porte s’ouvre avec un cliquetis puis se referme, et je lève la torche vers Cortez.

« Peinture en bombe, me lance-t-il en brandissant une bombe aérosol et en la secouant avec enthousiasme. À moitié pleine.

— D’accord. Super.

— Tu m’étonnes que c’est super, mon poulet ! renchérit Cortez en regardant sa trouvaille avec un ravissement de gamin, la retournant dans ses mains rudes. Utile pour marquer une piste, et facile à transformer en arme. Une bougie, un trombone, une allumette, et voilà : un lance-flammes. J’ai déjà vu faire. » Un clin d’œil. « Je l’ai déjà fait.

— D’accord. »

C’est ainsi qu’il parle, Cortez le voleur, mon improbable comparse : comme si le monde devait continuer pour toujours, comme si lui, ses hobbies et ses habitudes étaient éternels. Il soupire, secoue tristement la tête devant mon indifférence, et glisse dans le noir comme un fantôme, s’éloignant au bout du couloir pour continuer sa quête d’un butin. Elle n’est pas là, me souffle l’agent McConnell à l’oreille. Sans jugement, sans colère. Notant simplement l’évidence. Tu as fait tout ce chemin pour rien, inspecteur Palace : elle n’est pas là.

La journée avance. Les rayons d’or terne se rapprochent peu à peu de moi, là, au bout du couloir sombre. Le chien est quelque part où je ne peux pas le voir, mais suffisamment près de moi pour que je l’entende tousser. La planète oscille sous mes pieds.

2

À côté de la salle des inspecteurs se trouve une porte marquée vestiaire, et cette pièce-là aussi est emplie d’objets qui me sont familiers : des coupe-vent accrochés à des patères, une casquette de base-ball bleue et élimée, une paire de chaussures de chantier Carhartt aux lacets raidis. Les vêtements civils des policiers. Dans un coin, un drapeau américain sur une minable hampe à tête d’aigle en plastique. Une notice du comité d’hygiène et de sécurité est punaisée en bas d’un panneau d’affichage, la même que celle que nous avions à Concord, et que l’inspecteur McGully aimait lire tout haut, d’une voix dégoulinante de dédain : « Génial, des conseils sur la manière de s’asseoir. Notre job, c’est de se faire tirer dessus, bordel ! »

Contre le mur du fond, un tableau blanc sur ses roulettes bancales porte une exhortation non datée, tout en majuscules et soulignée trois fois : faisez gaffe à vous les trouducs ! J’ai un demi-sourire en imaginant le jeune sergent fatigué en train d’écrire ce message, dissimulant sa peur derrière un humour de flic dur à cuire. faisez gaffe à vous les trouducs. Garde un œil sur nous, d’ac ? Ça n’a pas été une période facile pour les forces de l’ordre, ces derniers mois, vraiment pas.

Je passe une porte au fond du vestiaire pour entrer dans un espace encore plus réduit, une kitchenette-salle de pause : évier, frigo, micro-ondes, table ronde et chaises en plastique noir. J’ouvre le frigo et le referme immédiatement pour bloquer une vague de puanteur tiède : aliments avariés, pourriture.

Debout devant le distributeur de friandises, je contemple un instant mon reflet déformé dans le Plexiglas. Il n’y a plus rien à manger là-dedans, rien que les tortillons métalliques, telles des branches nues en hiver. Mais la vitre n’est pas brisée, comme semblent l’être toutes les vitres du monde ces jours-ci. Personne ne s’est attaqué à cette machine avec une batte de base-ball ou un gros godillot Carhartt pour dérober ses trésors.

Elle a sans doute été vidée il y a une éternité, peut-être par l’inspecteur Russel, ou par son décevant ami Jason avant son départ… sauf que lorsque je m’accroupis, pose un genou à terre et regarde de près, je trouve une fourchette en plastique qui maintient en position ouverte le volet horizontal du bas, celui par où arrive la nourriture. Je l’éclaire : la fourchette est dangereusement arquée, la tension de son plastique dur résistant précairement au poids de la trappe à friandises.

Mince alors, voilà ce que je me dis : ceci pourrait bien être exactement ce que je cherche, sauf que non.

Car en théorie, bien sûr, une fourchette en plastique pourrait rester dans cette position pendant très longtemps, peut-être même des mois, mais d’un autre côté, l’une des nombreuses exclusions temporaires récoltées par ma sœur au cours de sa carrière mouvementée au lycée de Concord avait pour motif exactement la même astuce : forcer le distributeur de la salle des professeurs pour le dépouiller intégralement de ses barres chocolatées et de ses paquets de chips, en ne laissant que les barres de régime au yaourt et un petit mot : De rien, les gros !

Une fois mon souffle retrouvé, je retire la fourchette avec précaution. J’ai une douzaine de sachets en plastique refermables sur moi, et je glisse la fourchette dans l’un d’eux, puis le sachet dans ma poche, après quoi je poursuis mon inspection.

Les deux petits placards de la kitchenette ont été fouillés. Des assiettes brisées et dérangées ; des bols jetés par terre. Il ne reste que deux mugs encore intacts, l’un marqué propriété de la police de rotary, et l’autre j’ai renoncé à l’amour ; heureusement, il reste le sexe. Je souris et frotte mes yeux fatigués. Les flics me manquent, vraiment.