Je passe de son côté des barreaux, pose soigneusement mon café par terre et mets un genou à terre comme si j’allais la demander en mariage. « Vous aviez un bracelet dans votre poche, votre bracelet à breloques. Les lys. C’est à cause d’eux que nous vous avons appelée Lily. »
Elle le prend dans ma main, avec hésitation, puis le presse dans sa paume, replie ses doigts serrés dessus. « C’est un cadeau de mes parents.
— Aha.
— Quand j’étais petite.
— Très bien. Formidable. Mais alors… comment vous appelez-vous ? »
Elle dit quelque chose, du fond de la gorge, trop bas pour que je l’entende.
« Pardon ?
— Tapestry.
— Tapestry ? Comme une tapisserie ? »
Elle fait oui de la tête. Renifle un peu, chasse une larme au coin d’un œil. Je perçois une faible lueur d’explication dans le noir, la première ampoule clignotant sur une guirlande de Noël.
« Et Tapestry, c’est un surnom ? Un nom de code ?
— Oui. » Elle m’adresse un sourire noyé. « Les deux, si vous voulez. Nous avons chacun le nôtre.
— Aha. »
Chacun le sien. Tapestry. Tick. Astronaut. Jordan a-t-il un de ces surnoms/noms de code, je me le demande ? Et Abigail ? Je remarque alors que l’œil au beurre noir de Tapestry en est au tout début du processus de réparation, passant du violet foncé à un rose tendre et meurtri. Elle a… quoi, dix-neuf ans ? Vingt, peut-être. C’est un vrai colibri, cette fille. Elle me fait penser à un colibri.
« C’est Astronaut qui vous a assigné ces noms de code ? Astronaut est… » La fin de ma question serait : « le chef, n’est-ce pas ? », mais avant que j’aie pu arriver jusque-là, elle inspire brusquement et ses paupières se ferment comme des stores.
« Hé ! » fais-je en me levant. Puis j’avance d’un pas. « Hello ? »
Elle reste assise dans son silence. Je vois, ou j’imagine que je vois, ses yeux bouger derrière ses paupières, comme des danseurs derrière un rideau. Tout doux, inspecteur, pas trop vite. Gagne sa confiance. Engage une conversation. Tout cela est expliqué par une littérature abondante. Dans le manuel standard d’incitation des témoins du FBI ; dans le Farley et Leonard, L’Enquête criminelle. Je visualise ces livres sur l’étagère, chez moi, leurs dos bien alignés. Ma maison de Concord, celle qui a entièrement brûlé. Soudain, au bout du couloir, résonne une rafale déterminée de marteau-piqueur qui dure bien trente secondes, takapoum, takapoum, takapoum, suivie d’une pétarade tonitruante, puis d’un braillement exaspéré de Cortez : « Oh, bordel ! Bordel à cul de pompe à merde ! » Et la fille, surprise, relève les yeux et pouffe de rire ; je saisis l’occasion, glousse avec elle, je me détends, secoue la tête d’amusement.
« Au fait, dis-je en soupirant. Je m’appelle Henry. Je vous l’ai déjà dit ?
— Oui, vous me l’avez dit. Henry Palace. Mon vrai prénom, c’est Jean. Et je crois… » Elle me regarde, masse ses paupières rougies « Euh, est-ce que je pourrais… est-ce qu’il y a de l’eau ? Ça ne vous embête pas ?
— Bien sûr, Jean. Bien sûr que ça ne m’embête pas. »
Le marteau-piqueur est la propriété d’Atlee Miller. Il était caché dans l’étal de fruits et légumes, en fait, là où la ferme longe la route. L’engin léger était planqué là-dedans avec tout un échantillonnage de matériel spécialisé, dont l’existence aurait pu susciter des questions embarrassantes dans sa famille : du matériel radio sophistiqué, par exemple, de l’artillerie lourde. Ces articles étaient placés sous la garde d’un jeune homme solennel appelé Bishal, avec qui j’ai eu un bref échange tendu avant de lui donner le mot de passe que m’avait fourni Atlee et de lui montrer sa signature sur mon carnet.
Le marteau-piqueur est « une vieille carne », m’a prévenu Atlee, mais l’homme m’a aussi assuré qu’il fonctionnerait pour peu qu’on se montre un peu persuasif. Il n’a pas précisé si la meilleure persuasion consistait à brailler « bordel à cul de pompe à merde » lorsqu’il cale, mais je fais confiance à Cortez pour savoir ce qu’il fait, à creuser là-bas. Lui et moi avançons sur des rails parallèles dans nos investigations, et notre altercation est déjà derrière nous. Nous creusons l’un comme l’autre : lui dans la dense résistance de la pierre, et moi dans la psyché endommagée de cette pauvre gosse.
Jean se met à parler, et elle continue pendant un bon moment, parfois par longues périodes mais le plus souvent par salves rapides et anxieuses, en s’arrêtant fréquemment pour recommencer, ou en étouffant des phrases à mi-course, comme si elle craignait d’en dire trop, de révéler quelque chose qu’il ne fallait pas. Elle parle par petits bouts. Dans sa façon d’être et son apparence, elle n’a rien à voir avec Nico – elle est timide et hésitante alors que ma sœur était franche et directe – mais parfois, sa seule existence, le fait qu’elle soit une étudiante qui s’est laissé happer dans ce palais des miroirs de fin des temps, me rappelle tellement ma sœur que je dois me taire un instant et plaquer une main sur ma bouche pour ne pas m’effondrer.
« J’étais à Michigan, me dit-elle, la main crispée sur son gobelet d’eau tiède. L’université du Michigan, vous voyez ? C’est de là que je viens. Du Michigan. Mes parents sont originaires de Taïwan. Mon nom de famille, c’est Wong. Ils voulaient que je rentre à la maison. Quand le… quand tout a commencé. Que je rentre dans le Michigan, je veux dire. Pas à Taïwan. Ils m’ont dit de quitter la fac et de venir prier avec eux. Nous sommes catholiques. Je suis née à Lansing. »
Je ne note rien de tout cela. Mon carnet est plein, et de toute manière mieux vaut ne pas écrire, ne pas attirer son attention sur le fait que ceci n’est pas une conversation anodine. Je l’écoute parce qu’il le faut, pour montrer de l’empathie et gagner sa confiance, mais je me fiche royalement de sa lignée, de sa foi et de sa famille. Je suis un point d’interrogation braqué sur une réponse.
« Mais je n’avais aucune envie de… de simplement rentrer à la maison. Pour prier. Je voulais… » Elle hausse les épaules, se mordille la lèvre. « Je ne sais pas. »
À la mi-janvier, l’université du Michigan a mis fin à sa propre existence par un dernier rassemblement sur la pelouse principale, pour chanter l’hymne des équipes de sport et porter un toast en latin. Mais Jean Wong est restée sur le campus jusqu’au début du printemps, à traîner, désœuvrée. Si peu qu’elle fût tentée par l’idée d’aller se blottir dans une église avec ses parents et réciter des psaumes en mandarin, elle était tout aussi rebutée par les options qu’exploraient ses anciens camarades d’études : les cercles de percussions et les « sexpérimentations », les caravanes de cars partant pour le golfe du Mexique, avec des taies d’oreillers remplies de dope et de céréales de petit déjeuner pillées à la cafétéria de la fac. Elle était surtout en colère, me dit-elle, et perdue.
« Je voulais… Je ne sais pas. »
Je lui parle doucement. « Vous vouliez faire quelque chose.
— Oui. » Elle relève les yeux, et répète la phrase sur un ton moqueur. « Je voulais “faire quelque chose”. Quelle idiotie. Maintenant, je veux dire, avec le recul. »