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Je les regarde alternativement tous les deux, en me livrant à des calculs rapides, comprenant les choses par ordre inverse d’apparition, déroulant le film à l’envers. Cortez a passé la tête hier dans cette pièce et, voyant un homme au regard vide, aux jambes en l’air, a supposé qu’il était mort. Mais Astronaut n’était pas mort, il voguait simplement sur les vagues de la substance ou de la combinaison de substances qui l’ont maintenu à flot toute la semaine. Fabriquant et consommant, plongé dans les vapeurs, heureux comme une palourde dans cette pièce transformée en inhalateur de chaude fumée chimique. Mais à un moment, il est revenu à la vie, a fait un tour de son domaine souterrain, a trouvé Cortez accroupi parmi ses macaronis au fromage et lui a logé une balle dans la tête.

Je ne dois pas perdre de vue le présent, l’histoire se déroule devant moi, les rouages tournent encore, voilà que Jean s’avance, l’arme levée, prête à abattre DeCarlo – comme elle voulait déjà le faire hier, quand elle a demandé à venir avec nous.

« Espèce de monstre », crache-t-elle entre ses dents.

Mais il ne lui prête aucune attention, et répond gaiement : « Tu as réussi, bravo ! »

Comme s’il était fier d’elle. Comme si elle venait d’accomplir le tir parfait au bowling. « Tu es revenue ! Je suis fier de toi, chérie.

— Tu parles !

— Bien sûr que si, petite sœur.

— Arrête.

— D’accord, j’arrête, dit-il en lui souriant, passant la langue sur ses lèvres. J’arrête. Mais je suis très fier de toi.

— Menteur. »

Je le regarde, ce type narquois et nu. Menteur, c’est le moindre de ses défauts. Il les a tous tués. Pas seulement Cortez, pas seulement Nico. Il n’y a pas eu de suicide collectif : c’est lui qui les a tous empoisonnés. C’était son plan B. Rien que le sien.

Jean n’arrive pas à lui tirer dessus, elle y travaille, elle cherche le courage. DeCarlo déplace tranquillement sa main non armée pour se gratter les fesses. Tranquille, bien dans sa peau, totalement perché. Je m’efforce de tout comprendre en détail, réfléchissant aussi vite que je le peux. Qu’est-ce qui le rend fier d’elle ? C’est un mensonge, elle le traite de menteur, mais quelle est la nature du mensonge ?

Elle se prépare : charmant monstre ou non, elle va le descendre. Il a essayé de la tuer, et maintenant elle va l’abattre et toutes les réponses mourront avec lui.

« Jean. »

Elle ne m’entend même pas. « Regarde-moi, dit-elle à Astronaut en passant le doigt sur la ligne de sa cicatrice, comme je l’ai vue faire sans cesse pendant son interrogatoire. Regarde-moi !

— T’es belle, petite sœur. Magnifique.

— Regarde ce que tu as fait de moi. »

Je jette un coup d’œil à l’agent Kessler derrière moi, et je vois bien que ce dialogue le rend aussi perplexe que moi, mais je vois aussi qu’il s’en fiche, les détails ne l’intéressent plus. Tout ce qu’il sait, c’est qu’Astronaut a tué Nico, qu’il aimait, et à présent il lève son propre flingue, essaie de me contourner pour pouvoir viser, alors même que je dis « Jean » d’une voix forte et sèche, pour attirer son attention et l’empêcher de presser la détente.

Il faut que tout le monde attende – oui, il le faut. Car jusqu’ici, rien n’a encore expliqué la mort de Nico. Rien ne m’explique pourquoi il a pourchassé ma sœur, lui a tranché la gorge et l’a laissée agoniser, se noyer dans son sang, mourir seule dans la boue.

« Monsieur DeCarlo. Pourquoi avez-vous tué Nico Palace ?

— Je sais pas qui c’est.

— Pourquoi avez-vous tué la fille que vous appeliez Isis ?

— Désolé, vieux, ça me dit rien. »

Il rit par le nez, et les yeux de Jean brillent de colère, et je sens le souffle furieux de Kessler derrière moi. Astronaut adresse un grand sourire moqueur à la fille, il irradie la méchanceté, debout là dans son peignoir douteux, dans une pièce exiguë pleine de gens qui veulent le tuer. Je sens le flingue dans ma main, le couteau dans ma ceinture, je sens la Terre elle-même réclamer à grands cris la mort de cet homme, empoisonneur, escroc et voleur, mais pour l’instant j’ai besoin que personne ne meure. J’ai besoin d’une pause, j’ai besoin que le temps s’arrête jusqu’à ce que je puisse extirper de ce cagibi fétide les derniers fragments de vérité.

« Nico vous a dit qu’elle s’opposait à la décision de descendre en sous-sol, monsieur DeCarlo. Elle est partie. Elle ne représentait plus aucune menace pour vous, elle n’allait prendre aucune part de votre espace, de votre eau ni de vos narcotiques.

— Ni de ma sauce spaghettis, ajoute-t-il en gloussant de rire. N’oubliez pas la sauce spaghettis.

— Monsieur DeCarlo, pourquoi l’avez-vous tuée ?

— Merde, putain, mon pote, c’est une question pour un philosophe, ça. Pourquoi est-ce qu’on tue ? Pas vrai, petite sœur ? »

La main de Jean remonte vers sa cicatrice, et il y a une sorte de vérité poisseuse dans le sourire malsain et malveillant d’Astronaut, dans la terreur qu’exprime le petit visage de Jean, et j’essaie de tricoter tout cela lorsque Kessler, derrière moi, dit « ça suffit » et me bouscule pour entrer. Soudain, le regard d’Astronaut s’affûte : il l’a reconnu.

« Mais… fait-il. Jordan ?

— Agent Kessler, Ducon.

— Agent ? Hum. »

Il se baisse sur un genou et tire droit dans la poitrine de Kessler, dont le corps entier est projeté contre le mur, et je crie « merde », puis « oh non » parce que Jean vient de faire feu, elle a pressé la détente d’un geste brusque et raté Astronaut d’un kilomètre – mais une étincelle arrachée du mur est captée par l’atmosphère inflammable, qui explose.

* * *

Pendant une longue minute, le monde n’est plus que du feu. Le bruit des alambics éclatant tour à tour, l’odeur de brûlé, l’air est en flammes et Kessler aussi et moi aussi, un feu bleu et jaune nous englobe, et je donne de grandes claques à nos corps pour éteindre les flammes tandis qu’à l’autre bout de la petite pièce le corps entier d’Astronaut, imbibé de produits chimiques, s’embrase, et avant qu’il ait pu réagir ou faire un geste il se transforme en torche humaine, pivote sur lui-même et s’écroule. Je sors Kessler de là en deux ou trois grands efforts pour le traîner, couvre son corps avec le mien jusqu’à ce que nous soyons tous les deux éteints.

Finalement, ce sont surtout nos vêtements qui ont pris, ceux de Kessler sont salement brûlés, comme les miens. Le vrai problème, c’est le trou dans sa poitrine, un orifice d’entrée gros comme une balle de golf, dont le sang jaillit comme un geyser, et donc, alors que la chaleur se déverse encore de la petite pièce, dans la puanteur de brûlé et de mort, je suis penché sur Kessler, pantelant dans le couloir, et je couvre sa poitrine de mes deux mains à plat, et le sang venu de son cœur gicle autour de mes doigts.

« Fais pas ça, me dit-il en relevant ses yeux noyés. S’te plaît, non. » Des bulles de sang lui sortent de la bouche en même temps que ses mots et, à la lueur du feu, le sang a l’air noir.

« Essaie de ne pas parler. J’applique une pression sur la plaie. » Je me penche en avant, posant une main à plat sur l’autre, les deux appuyées contre sa poitrine béante.

« Ne mets pas de pression sur la plaie. » Il se redresse avec une force étonnante, chasse mes mains. « Fais pas ça.