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Et à présent, me voici à Rotary, Ohio, à moins d’une semaine de la fin, le torse tendu en avant, les doigts agités de tics nerveux, en train de marcher en rond comme un fou autour de Cortez le voleur, les yeux fixés sur son large dos, tandis qu’il est penché sur une trappe et cherche comment la soulever.

La porte secrète dans le sol du garage est une surprise sans en être une. C’est une de ces choses que font les gens en ce moment, les gens dans le monde entier : creuser des trous ou trouver des trous pour y descendre. L’armée américaine, d’après la rumeur, a prévu de vastes réseaux de bunkers plombés pour l’évacuation des hauts gradés et des officiels du haut commandement, un univers souterrain renforcé qui s’étendrait du sous-sol du Pentagone jusqu’à Arlington. La ville de West Marlborough, en Pennsylvanie, s’est lancée dans une « opération forage » de trois mois afin de creuser un abri gigantesque pour tous ses résidents, sous le stade du lycée local.

Les experts en la matière, de manière générale, ont manifesté un scepticisme poli à l’idée de telles entreprises – de ces gouvernements, ces quartiers, ces millions de civils s’enterrant dans des redoutes dignes des plus belles heures de la guerre froide. Comme si l’on pouvait emporter assez de vivres là-dedans pour survivre une fois que le soleil aura disparu et que tous les animaux seront morts.

« Putain de saloperie », marmonne Cortez. Il se sert de ma loupe, scrute, tapote le sol lisse avec les grosses jointures de ses doigts.

« Quoi ? » dis-je juste avant d’avoir une énorme quinte de toux, terrassé par l’excitation, l’anxiété, l’épuisement, la poussière.

Quoi ? Je ne sais pas. Ma gorge me brûle. Debout derrière lui, je regarde par-dessus son épaule en passant d’un pied sur l’autre. Le temps s’écoule pendant que nous nous tenons là, les minutes défilent à toute allure, comme des étoiles vues à la vitesse de la lumière dans une série de science-fiction. Je vérifie l’heure à ma montre. Déjà 10 heures moins le quart. Est-ce possible ?

« Cortez. Tu peux ouvrir la trappe, ou pas ?

— C’est pas une trappe, constate-t-il, en nage, en chassant ses épais cheveux noirs de ses yeux. C’est tout le problème.

— Comment ça, pas une trappe ? Tu viens de me dire que c’était une trappe. »

Je parle trop vite, trop fort. Ma voix me carillonne aux oreilles. Je sens que je perds la tête, juste un peu.

« Mea culpa. Une trappe, ça a une poignée. » Il pointe énergiquement le doigt vers le sol. « Ça, c’est un couvercle. Une chape. Il y a une ouverture dans le sol, ici, qui donne sans doute sur un escalier, et quelqu’un l’a refermée hermétiquement. »

Cortez désigne quatre endroits du sol où il prétend distinguer des traces fantomatiques, des indentations correspondant à l’emplacement d’une ancienne cage d’escalier. Mais encore plus révélateurs, ajoute-t-il, sont les quatre carreaux de béton eux-mêmes : deux foncés et deux clairs, plus récents que les autres.

« C’est ça, le couvercle, dit-il. Ces quatre carrés sont coulés d’un bloc. Ils avaient une bétonnière manuelle, ils ont coulé une grande dalle, l’ont gravée, l’ont teintée de manière que le damier soit identique au reste, et ensuite ils l’ont mise en place. » Il me rend ma loupe. « Tu vois la ligne de démarcation ? »

Non, je ne vois pas. Je ne vois rien de ce qu’il me décrit. Tout ce que je vois, c’est un sol. Cortez se remet debout et fait craquer son dos en le vrillant à fond d’un côté puis de l’autre.

« Le motif a été corrigé à la main le long des bords. Le bloc est scié à la machine. Ça, là, c’est fait main. Tu vois ? »

Je scrute le sol, plisse les yeux puis les écarquille au maximum. Je suis tellement crevé ! Cortez soupire avec un amusement las, puis rejoint de son pas lourd les grandes portes du garage.

« Tiens, me lance-t-il en faisant sauter le loquet pour ouvrir en grand. Ça, tu le vois ? »

La pièce est soudain animée d’une myriade de particules infimes, tout autour de nous, un million de points minuscules dansant dans l’air vide.

« De la poussière.

— Exact ! Le béton, c’est juste des tout petits grains de pierre tassés très serré. Si quelqu’un se sert d’une scie à béton, ça fait un max de poussière. Comme ça.

— Quand ? Quand ont-ils fait ça ?

— Tu vas faire un malaise, mon poulet. Ta tête va se détacher et rouler par terre.

— C’était quand ?

— Peut-être bien hier. Peut-être bien il y a une semaine. Comme je te l’ai dit : le béton, ça fait un max de poussière. »

Je m’accroupis. Me relève. Plonge la main dans ma poche, sens sous mes doigts la photo de Nico, la fourchette, le mégot dans son sac à sandwich. Je m’accroupis de nouveau. Mon corps refuse de rester immobile. Je sens le café couler en torrent, bouillonnant, noir et nerveux, dans mes veines. La poussière me pique les yeux. Je crois la voir, maintenant, la fente infime entre la trappe et le sol. Nico est là-dessous. Nico et tous les autres. Sa troupe et elle sont arrivées ici et se sont construit une sorte d’ersatz de QG, sous une couche de pierre lissée, dans un vieux garage. Ils attendent en bas que la phase suivante du plan se déroule – à moins qu’ils aient renoncé et qu’ils fassent les autruches, la tête dans le sable, sous le commissariat.

« On n’a qu’à poser une poignée, dis-je à Cortez. Pour la soulever.

— On peut pas.

— Ah bon, pourquoi ?

— Parce que ça demanderait de la force, et qu’on n’en a pas. »

Je baisse les yeux vers mon propre corps. J’ai toujours été svelte, mais maintenant je suis un homme svelte après un mois de barres de céréales et de café. La perte de poids de Cortez a réduit sa carrure de boxeur à une pelote de tendons, mais ce n’est pas franchement Monsieur Muscle – autrement dit, il est plus fort que moi, mais pas très puissant pour autant. « Une poignée, ça sert à rien », insiste-t-il.

Il est en train de se rouler lentement une cigarette, avec du tabac prélevé dans une blague qu’il garde dans son sac de golf.

« Alors qu’est-ce qu’on fait ? »

Il éclate de rire en me regardant faire les cent pas. « Je réfléchis, mon pote. Je cogite. Toi, continue de tourner en rond. Tu vas finir par te casser la gueule, et ça sera marrant. »

J’obéis. Il plaisante, il me taquine, mais je continue quand même, je marche, je ne peux pas m’arrêter, je tourne autour de ce couvercle telle une planète en orbite. Mes pensées retournent vers le proche comparse de ma sœur, celui que j’ai essayé de retrouver à Concord : Jordan, patronyme inconnu. C’est Nico qui me l’a présenté, à l’université du New Hampshire, le jour où elle m’y a accompagné pour m’aider dans une enquête ; selon elle, il avait un poste vague mais capital dans la hiérarchie de sa conspiration. Ce qui m’a frappé chez Jordan était la couche d’ironie qui nappait chacun de ses propos. Alors que Nico avait toujours entretenu une relation sincère avec sa révolution secrète – ils allaient vraiment sauver le monde –, le jeune Jordan m’a toujours donné l’impression de jouer à faire semblant, de prendre la pose, de s’en donner à cœur joie. Nico ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, cette attitude chez lui, ce qui me mettait d’autant plus mal à l’aise. La dernière fois que j’ai parlé avec Jordan, Nico était déjà partie, un hélicoptère l’avait emportée, et il a insinué devant moi, avec une joie mauvaise, qu’il y avait d’autres secrets, des niveaux plus profonds, des aspects de leurs intrigues dont Nico était exclue.