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Angélique passait sa main sur son front douloureux.

– Je ne comprends pas. Comment ont-ils pu tendre ce piège ?

– J'ai entendu dire que Mezzo-Morte avait envoyé vers toi, à Malte, son conseiller favori Amar Abbas afin de te décider à t'embarquer pour une destination où l'on pourrait te surprendre.

Angélique secouait la tête, ayant peur de comprendre.

– Non... Je n'ai reçu personne... Seul un ancien serviteur de mon mari, nommé

Mohamed Raki...

– C'était lui, Amar Abbas.

– Non, impossible !

– L'homme que tu as reçu n'était-il pas un Berbère, avec une petite barbe sans couleur ?...

Angélique était incapable d'articuler un mot.

– Attends, reprit la vieille esclave, il me vient une idée. Tout à l'heure j'ai vu Amar Abbas qui discutait sur la place intérieure du batistan avec le Oulik, Sadi Hassan. Je vais voir s'il est encore là et te le désignerai.

Elle revint quelques instants plus tard, portant sur ses bras un grand voile.

– Enveloppe-toi là-dedans. Cache ton visage. Ne montre que tes yeux.

Elle la guida le long de la galerie couverte qui faisait le tour de l'étage. De là leurs regards plongeaient sur la cour carrée du batistan.

La vente était commencée. Les nouveaux esclaves étaient nus. Leurs corps pâles et velus d'Européens, entassés, tranchaient sur l'assemblée de djellabas blanches, de caftans orangés, vieux rose ou vert Nil, des turbans crème qui sertissaient étroitement les médailles de bronze des visages mauresques et des amples potirons de mousseline dominant la face pain d'épices des Turcs. À droite, on voyait assis sur de somptueux coussins les chefs de la milice des Chaouchs et de la Taïffe et aussi tous les anciens corsaires maures ou renégats que des expéditions heureuses avaient enrichis et qui jouissaient maintenant de leur fortune près de leurs harems sans cesse renouvelés par des nouvelles captives, dans leurs maisons de campagne où des centaines d'esclaves plantaient des oliviers, des orangers et lauriers-roses. Entouré de négrillons qui l'éventaient mollement de grands éventails à long manche, un des favoris du Pacha, son Oulik ou chargé d'affaires, avait pris place. Avec les grands bourgeois et les officiers de la Taïffe, il représentait les maîtres du marché.

– Regarde, dit la vieille Mireille, l'homme qui se trouve à côté de lui et qui parle...

Angélique se pencha et reconnut Mohammed Raki.

– C'est lui, dit-elle.

– Oui, c'est bien lui Amar Abbas, le conseiller de Mezzo Morte.

– Non, non, cria Angélique désespérée, il m'a montré la topaze et la lettre.

*****

Tout le jour elle demeura prostrée, cherchant à comprendre ce qui était arrivé. Savary n'avait-il pas eu raison de se méfier du messager berbère ? Où était Savary ? Elle n'avait pas pensé à le chercher parmi la masse misérable des esclaves mis en vente. Elle savait seulement qu'elle n'avait pas aperçu les deux chevaliers.

Peu à peu les rumeurs du batistan s'étaient apaisées. Les acheteurs étaient repartis vers leurs demeures, emmenant leurs nouveaux esclaves. Le banquier hollandais apprendrait-il ce soir à tourner la noria du puits dans la cour de quelque fellah ?...

La nuit tombait sur Alger-la-Blanche.

Seul, dans le silence nocturne de l'Islam, un lieu demeurait rouge, bruyant, sonore. Jusqu'au batistan, on entendait ses clameurs.

Fatima-Mireille s'était couchée sur sa natte, près du divan où Angélique essayait de trouver le sommeil. Elle souleva sa tête ridée et dit :

– C'est la Taverne du Bagne.

Pour endormir la prisonnière, elle lui parla longuement de ce lieu unique, la Taverne du Bagne d'Alger, où le vin et l'eau-de-vie coulaient à flots. Là les esclaves venaient échanger ce qu'ils avaient dérobé contre une petite portion de nourriture, là ceux qui étaient malades ou blessés venaient se faire soigner.

Et lorsqu'à l'aube les quinquets d'huile commençaient à fumer et à grésiller, c'était là qu'on entendait les plus belles histoires du monde. Les Danois et les Hambourgeois contaient leurs pêches à la baleine, en Groenland, en quel temps le soleil paraît en Islande et quand la nuit de six mois s'achève, les Hollandais parlaient des Indes orientales, du Japon et de la Chine, les Espagnols rêvaient aux délices de Mexico et aux richesses du Pérou et les Français décrivaient Terre-Neuve, le Canada ou la Virginie. Car presque tous les esclaves sont gens de mer.

Chapitre 3

Le lendemain, on fit sortir de nouveau Angélique et on la conduisit au môle d'embarquement. Elle se trouva devant le reis-bachi, Ali-Hadji, entouré d'une nuée de jeunes garçons vêtus d'un simple pagne de soie jaune dans le nœud duquel était piqué un couteau. Un turban de même couleur les coiffait. La plupart étaient maures ou nègres, mais certains ne devaient leur peau brune qu'au soleil, et même l'un d'eux ouvrait des yeux bleus de Nordique dans son visage couleur de pain doré.

Ils semblaient considérer la captive d'un air où le mépris le disputait à l'arrogance et à une froide haine. Elle eut l'impression de se trouver entourée de lionceaux, ou plutôt de jeunes tigres féroces, à côté desquels le corsaire arabe dans la force de l'âge semblait un être amène et sympathique.

Un caïque se balançait au pied du môle. Dix galériens enchaînés, blonds et roux, sans doute des Russes, tenaient les rames et un chaouch turc à grande courbache attendait, impassible, croisant ses forts bras musclés. Un des enfants sauta en voltige jusqu'à l'arrière et prit la barre.

Angélique s'installa, sous les regards insolents des enfants aux couteaux, perchés comme des cormorans sur le rebord.

Où allait ce caïque ? Pas vers le quai. Il se dirigea vers le large, contourna le môle, puis fila à toutes rames hors d'Alger, vers un promontoire montagneux. De là s'entendaient des coups sourds de mousquet, auxquels répondaient les claquements plus nasillards des pistolets.

– Où allons-nous ? demanda-t-elle.

Personne ne répondit. Un des jeunes garçons cracha dans sa direction sans l'atteindre et ricana ouvertement lorsque le reis lui adressa une observation menaçante. Ces voyous ne semblaient craindre personne.

L'éclaboussure de quelques balles de fusil ricochant sur les flots rejaillit. Angélique eut un geste nerveux et considéra tour à tour les occupants du caïque. Le reis-bachi n'avait pas eu un tressaillement mais voyant le regard interrogateur de sa captive, sa bouche s'étira dans un sourire suave et il eut un geste empressé comme s'il l'invitait à assister à un spectacle de choix.

Deux groupes apparurent au détour du promontoire. Une felouque à deux mâts montée par des Chrétiens barbus, armés de sabres et de fusils et un essaim de jeunes nageurs à turbans jaunes, qui s'étaient jetés de quelques barques fort éloignées avaient rejoint la felouque à la nage et entreprenaient de l'assaillir. Ils plongeaient, passant sous le bateau pour reparaître à un endroit moins défendu, grimpaient comme des singes, coupaient les cordages et se battaient à mains nues contre les esclaves, esquivant leurs coups de plat de sabre pour finalement en venir à bout dans une lutte corps à corps. Du haut de la dunette, un homme en djellaba courte et coiffé également d'un turban jaune, encadré de deux pages chamarrés, suivait avec attention la feinte de combat, qu'il dirigeait. De temps en temps, il saisissait son porte-voix et vomissait un flot d'injures en arabe, franco et italien, destiné aux maladroits cadets qui se faisaient expédier par-dessus bord ou ceux qui, blessés et rompus de fatigue, hésitaient à repartir à l'assaut. L'escorte des jeunes lions du caïque entra en transes à la vue du combat. Pressés de reprendre part à l'exercice, ils sautèrent comme une nuée de grenouilles et nagèrent vivement vers le navire. Les rameurs, distraits par le spectacle, ralentissaient leur vogue. Un coup de courbache les rappela à l'ordre. Le caïque bondit en avant et s'approcha de la poupe du navire.