Il visitait fréquemment chaque ministre, recevait journellement le rapport de multiples espions, se livrait à de nombreux voyages et pourtant paraissait passer ses jours à méditer sur la perfection des émaux persans et ses nuits, l'œil rivé à une lunette d'astronome. Ce qui ne l'empêchait pas d'accomplir religieusement les rites musulmans des cinq prières le front contre terre.
– Le Prophète a dit : Travaillez pour ce monde comme si vous deviez toujours y vivre, et pour l'autre comme si vous deviez mourir demain, aimait-il à répéter.
Sa pensée semblait demeurer en communication invisible avec ceux et celles qu'il tenait sous sa juridiction. Telle une araignée guetteuse, il tissait d'eux à lui la toile dont ils ne pourraient jamais se dégager.
– Ne te languis-tu pas, Firouzé ? lui demanda-t-il un jour, ne te languis-tu pas de l'heureux délire de la volupté ? Il y a longtemps que tu n'as point connu d'homme...
Angélique détourna les yeux. Elle se serait fait plutôt hacher que d'avouer la fièvre qui rendait ses nuits agitées et l'éveillait, exacerbée, souhaitant tout bas : Un homme ! N'importe quel homme !...
Osman Ferradji insista :
– Ton corps de femme qui ne craint point l'homme, qui a de l'amitié et du goût pour lui, et ne redoute pas sa violence comme tant de filles trop neuves, ne brûle-t-il pas de le rencontrer à nouveau ? Moulay Ismaël te comblera... Oublie tes pensées et ne songe qu'à ton plaisir... Veux-tu que je te présente enfin ?...
Il était assis près d'elle sur un escabeau bas. L'attention d'Angélique fut attirée par lui. Elle le contempla d'un air songeur, ce grand exilé de l'amour !... Il lui inspirait des sentiments complexes de répulsion et d'estime et elle ne pouvait se défendre d'une bizarre tristesse lorsqu'elle distinguait sur cet homme les signes de son état : la courbe alourdie du menton, les bras lisses et trop beaux et, sous le gilet de satin, la forme des seins qui viennent parfois aux eunuques dans leur âge mûr.
– Osman bey, dit-elle, à brûle-pourpoint, comment pouvez-vous parler de ces choses ? Ne regrettez-vous jamais de ne pas y avoir droit ?
Osman Ferradji haussa les sourcils ; il eut un sourire indulgent et presque gai.
– On ne regrette pas ce qu'on n'a point connu, Firouzé ! Envies-tu le fou qui traverse la rue en riant aux phantasmes de son esprit débile ? Il est pourtant heureux à sa manière, ce fou, sa vision le comble. Pourtant tu ne voudrais en rien partager ce qui le contente et tu remercies Allah de ne point être à sa place. Ainsi m'apparaît le comportement auquel entraîne l'impérieuse servitude du désir et qui d'un homme plein de bon sens peut faire un bouc bêlant derrière la plus stupide des chèvres. Et je remercie Allah de ne pas m'y avoir assujetti. Je n'en admets pas moins la réalité de cette force première et je travaille à la mener vers le but que je poursuis, qui est la grandeur du royaume de Marroco et la purification de l'Islam !
Angélique se dressa à demi, éprouvant l'exaltation d'un stratège remaniant le monde à son gré.
– Osman Bey, on dit que vous avez guidé Moulay Ismaël au pouvoir, que pour y parvenir vous lui avez indiqué ceux qu'il devait tuer ou faire tuer. Mais il y a encore un assassinat que vous n'avez pas perpétré. LE SIEN ! Pourquoi conserver ce fou sadique sur le trône du Maroc ? N'y seriez-vous pas mieux que lui ? Sans vous il ne serait qu'un aventurier débordé par ses ennemis. Vous êtes sa ruse, sa sagesse et sa protection occulte. Pourquoi ne pas prendre sa place ?... Vous le pourriez. N'a-t-on pas couronné jadis des eunuques, empereurs de Byzance ?
Le Grand Eunuque souriait toujours.
– Je te suis très obligé, Firouzé, de la si haute opinion que tu as de moi. Mais je ne tuerai pas Moulay Ismaël. Il est bien sur le trône du Maroc ! Il a exactement la fougue des conquérants. Que peut créer celui qui ne possède pas la sève de la fécondation ?... Le sang de Moulay Ismaël est une lave brûlante. Le mien est glacé comme celui d'une source ombreuse. Et c'est bien ainsi ! Il est le glaive de Dieu. Et je lui ai transmis ma sagesse et ma ruse. Je l'ai élevé et enseigné depuis qu'il n'était qu'un petit chérif, perdu parmi les cent cinquante fils de Moulay Archy qui ne se préoccupait guère de leur éducation. Il s'occupa seulement de Moulay Hamet et de Abd-el-Ahmed. Mais moi, je m'occupais de Moulay Ismaël. Et il a vaincu les deux autres. Moulay Ismaël est mon fils plus qu'il ne l'est de Moulay Archy qui l'a engendré... Je ne puis donc le détruire. Il n'est pas un fou sadique, comme tu le juges dans ton esprit étroit de Chrétienne. Il est le glaive de Dieu ! N'as-tu pas entendu dire que Dieu fit pleuvoir le feu sur les villes coupables de Sodome et de Gomorrhe ?... Moulay Ismaël réprime les vices honteux pratiqués par tant d'Algériens et de Tunisiens, il n'a jamais pris une femme ayant un mari vivant, car l'adultère est interdit par la Loi et il prolonge d'une lune entière le jeûne du Ramadan... Lorsque tu seras sa troisième femme, tu apaiseras les excès de sa nature exaltée... Mon œuvre sera accomplie. Veux-tu que je t'annonce à Moulay Ismaël ?
– Non, fit-elle avec agitation, non... pas encore.
– Laissons donc faire le Destin !...
*****
Le couperet du destin tomba, un matin fluide et frais où Angélique fit conduire sa chaise à rideaux tirée par deux mules dans la palmeraie. Elle avait reçu de Savary un billet, remis non sans réticence par Fatima, où il la priait de se rendre dans la palmeraie près de la case réservée aux jardiniers. La femme de l'un d'eux, une esclave française, dame Badiguet, lui indiquerait alors où se trouverait son vieil ami.
Sous la molle retombée des palmes luisait l'ambre des dattes mûres. Des esclaves les ramassaient. À la case des jardiniers, dame Badiguet s'approcha de la chaise dont Angélique entrouvrit à peine les rideaux. Cette esclave avait été prise alors qu'elle se rendait avec son mari, pour s'établir, des Saintes-Mariés à Cadix. Ses deux sœurs, capturées avec elle, avaient été mises dans le harem d'Abd-el-Ahmed, mais elle avait eu le droit de rester avec son mari, car Moulay Ismaël pratiquait la Loi qui dit que l'adultère est interdit et il n'aurait jamais séparé une femme de son mari vivant. Elle avait eu quatre garçons, tous nés dans l'esclavage et qui étaient les compagnons de jeux du petit prince Zidan.
Elle glissa un regard furtif aux alentours et chuchota que le vieux Savary travaillait non loin dans la palmeraie. Il ramassait les dattes tombées qui fournissaient un apport au pain ranci des esclaves. La troisième allée sur la gauche... Était-elle sûre des deux eunuques qui conduisaient l'attelage ? Oui. C'étaient heureusement deux jeunes gardes qui ne savaient qu'une chose : qu'Osman Ferradji leur avait recommandé de ne pas contrarier la captive française.
Elle fit donc conduire la chaise dans l'allée désignée et ne tarda pas à apercevoir Savary, petit gnome brunâtre, ramassant allègrement sa provende, dans le chatoiement émeraude et or des palmiers. L'endroit était désert. On n'entendait que le bourdonnement incessant des mouches autour des régimes poissés de sucre. Savary s'approcha. Les eunuques voulurent s'interposer.
– Arrière, mes gros bébés ! leur dit aimablement le vieillard. Laissez-moi présenter mes hommages à cette dame.
– C'est mon père, intervint Angélique, vous savez bien qu'Osman Bey me le laisse quelquefois rencontrer...
Ils n'insistèrent pas.