Tous les regards se portèrent sur le docteur Nasr, qui secoua la tête. « S’ils ont été infectés, ils le sont déjà, mais l’appareil qui les abrite doit faire de son mieux pour rester imperméable au risque de contagion.
— Et la crainte de marcher sur les pieds des autochtones serait tout ce qui nous arrête ? demanda Costa. Alors n’hésitons pas. Larguons les fusiliers, délivrons nos gens et, le temps que les locaux comprennent ce qui s’est passé, nous serons déjà au portail de l’hypernet et en route pour l’Alliance.
— Garder le secret serait impossible, prévint Sakaï.
— Mais il le faut pourtant, insista Suva. Si l’on apprenait que nous avons lâché sur Europa des gens que nous avons récupérés par la suite, les conséquences pourraient être désastreuses.
— Nous n’aurons à le cacher que jusqu’au moment où nous aurons quitté Sol, affirma Costa. Ensuite, on ne pourra plus rien prouver. Tout le monde saura ce que nous avons fait, mais personne ne pourra en apporter la preuve.
— Les locaux nous verront mener cette opération, lâcha Geary. Nous n’avons pas d’équipement furtif…
— Alors comment procéder ? » le coupa Sakaï.
Le docteur Nasr reprit brusquement la parole en s’efforçant de réprimer son émotion : « En quoi est-ce un problème ? La réponse est simple. Nous ne pouvons pas le cacher. Nous ne devrions même pas tenter de le faire. Il faut au contraire le claironner. Leur expliquer ce que nous projetons, comment nous comptons nous y prendre, de quelles précautions nous allons nous entourer, et leur permettre d’assister à toute l’intervention. Laissons-les examiner notre matériel. Cela seul les convaincra qu’ils peuvent se fier à nous et que notre entreprise ne leur nuira pas. Pourquoi chercher à la leur dissimuler, à tenir notre projet sous le boisseau ? Nous ne sommes pas des Syndics ni des Énigmas. Pourquoi nous efforcer de cacher tout cela à des gens qui ont tous les droits d’en être informés ? »
Le visage de Costa s’était durci. Suva détournait la tête et le sénateur Sakaï donnait l’impression d’examiner la cloison opposée, la mine plus impassible que jamais. Curieusement, Rione avait l’air fatiguée. Mais personne n’ouvrit la bouche avant plusieurs secondes.
Victoria Rione finit par rompre le silence. « Vous posez d’excellentes questions, docteur.
— Que non pas, rétorqua Costa. La sécurité exige le secret. Nous ne gardons de tels agissements sous le tapis que pour protéger l’Alliance. »
Cette critique décida aussitôt Suva, qui adressa à Costa un regard méprisant. « Il y a trop de secrets. Qui ou quoi protégeons-nous réellement ? »
Sakaï eut de la main un geste tranchant destiné à endiguer la contre-attaque de Costa. « Il est des secrets nécessaires et d’autres qui sont parfaitement superflus. Je conviens que la loi du silence est devenue pour nous une mauvaise habitude. Quelle preuve en ai-je ? Aucun de nous, sinon ce médecin, n’a envisagé de dire tout bonnement la vérité aux gens de Sol. Nous n’avons songé qu’à dissimuler nos faits et gestes. Croyons-nous encore à la nécessité du secret ? Ou bien nous y tenons-nous ?
— Êtes-vous de l’avis du médecin ? lui demanda Geary.
— En effet. Ses paroles sont empreintes d’une sagesse que nous avons oubliée. La vérité ne craint pas de s’exposer au grand jour.
— Ultime vérité, murmura Rione. Oui. Nous avons oublié cela.
— Je n’ai rien oublié du tout, persista Costa. La seule façon de protéger la vérité, c’est de…
— De mentir ? l’interrompit Suva, amer. C’est précisément ce qui explique le peu de crédibilité dont nous jouissons auprès des citoyens de l’Alliance ! Nous ne disons plus la vérité à personne. Nous classons tout secret-défense dans le but, prétendons-nous, de les protéger. »
Costa décocha un regard féroce à sa collègue. « Il y a des secrets dont je suis sûre que vous n’aimeriez pas les divulguer. Faut-il tous les dévoiler ?
— C’est un argument fallacieux, intervint Rione. Il ne s’agit pas d’un “tout ou rien”. Nul ici ne nie le besoin de tenir secrètes certaines choses. Mais ne raisonner qu’en termes de recel d’informations sans prendre en compte la raison qui le justifie nous est devenu trop machinal.
— Dit celle qui a été démise de ses fonctions à la tête de la République de Callas, et qui doit désormais à l’Alliance son gîte et son emploi », persifla Costa.
Rione lui adressa un sourire suave. « J’admets volontiers avoir parlé vrai à mon peuple et avoir été châtiée pour cela. Dans la mesure où vous et moi me reconnaissons toutes deux une grande expérience, tant dans l’expression de la vérité que dans celle des mensonges débités quotidiennement par les politiciens, je peux sans doute me targuer d’une certaine expertise en la matière.
— Pardonnez-moi, intervint Geary avant que la querelle ne prît un tour encore plus âpre, mais chacun ici semble convenir qu’il nous faut agir et que notre plan peut marcher. J’ai l’impression que les sénateurs Suva et Sakaï soutiennent la motion du docteur Nasr selon laquelle nous devrions nous ouvrir franchement aux autochtones de ce que nous comptons faire et de la méthode que nous emploierons, et leur permettre, autant que possible, de vérifier que nous nous y tenons. Me trompé-je ? »
Sakaï hocha la tête. « C’est exact. »
Suva hésita une seconde, jeta un regard à la dérobée à la mine furieuse de Costa puis opina à son tour. « Je suis d’accord.
— Donc, déclara habilement Rione, nous avons là une majorité de représentants du gouvernement favorables à une intervention et à la plus entière franchise à cet égard. Je n’ai donc pas besoin de me servir de la procuration du sénateur Navarro, même si j’aurais moi aussi voté dans ce sens.
— Ceux qui lâchent ce chien s’apercevront qu’il mord dès que nous aurons regagné l’espace de l’Alliance », prévint Costa.
Rione écarta les mains. « Je commençais à m’ennuyer de toute façon. En outre, si je n’étais pas accusée de quelque méfait à mon retour, ça ne me semblerait pas convenable. »
Maintenant qu’était prise la décision critique, les trois sénateurs quittèrent la salle, suivis par Desjani et le docteur Nasr. Tanya adressa à Geary un regard entendu avant de sortir, en prenant bien soin d’en couler subrepticement un second vers Rione afin de faire comprendre à l’amiral contre qui elle le mettait en garde.
Une fois qu’ils furent seuls, Rione s’affaissa dans son fauteuil et se massa les yeux de la main. « Commençons par le commandant de la force d’application de la quarantaine.
— Le commandant Nkosi, précisa Geary. C’est lui la clef. Avez-vous réussi à contacter les occupants de l’appareil furtif, le chef Gioninni et vous ?
— Non. Ils ne répondent pas. » Rione baissa la main et arqua un sourcil à son intention. « Je dois vous avouer que je n’aurais jamais cru votre capitaine assez maligne pour tolérer la présence dans son équipage d’un quidam avec les talents du chef Gioninni.
— Elle sait à quel point ils sont précieux. Mais elle le surveille de très près.
— Tout aussi avisé de sa part. » Rione se redressa, inspira profondément puis tendit la main vers les touches de com. « Voyons si nous pouvons concrétiser. »
Le commandant Nkosi ne perdit pas de temps en préliminaires. « Amiral, je regrette profondément la situation où vous vous trouvez. Permettez-moi de vous exprimer officiellement mes condoléances pour le sort que connaissent vos officiers. »
L’Indomptable était si proche des vaisseaux responsables de la quarantaine qu’on ne constatait aucun retard dans les échanges. « Elles sont peut-être prématurées, déclara Geary.