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La fenêtre de chaque homme permettait à Geary de lire toutes les données qui lui étaient transmises sur son écran de visière. Les chiffres relatifs à la pressurisation de la navette diminuaient rapidement, à mesure que les véhicules expulsaient l’air des compartiments réservés aux passagers. À zéro, les écoutilles s’ouvrirent brusquement, révélant des rampes d’accès inclinées sur une très courte distance et plongeant directement sur le néant noir de l’espace. Europa se trouvait sous leurs pieds, encore invisible sous cet angle, tout comme l’étaient aussi, juste au-dessus de leur tête, la planète Jupiter et ses bandeaux.

« Giclez ! » ordonna le sergent Orvis.

Les fantassins descendirent la rampe en traînant les patins, jusqu’à ce que leurs premiers rangs en atteignent l’extrémité puis se laissent tomber dans le vide en effectuant un léger bond pour s’en écarter. Les suivants les imitèrent deux secondes plus tard, puis ceux qui arrivaient derrière, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous tombent en chute libre, à travers les volutes très ténues de l’atmosphère d’Europa, vers le site le plus redouté de tout l’espace colonisé par l’homme.

Certains fixaient la surface dans leur chute, kilomètre après kilomètre, basculaient en avant et tombaient la tête la première, vite rappelés à l’ordre par les grognements râleurs d’Orvis, d’un autre sergent ou d’un de leurs caporaux. Sur leur écran de visière, un petit quadrant de la sphère d’Europa représentait le sol vers lequel ils piquaient, en même temps que s’y affichait un compte à rebours dont le chiffre décroissait rapidement avec la distance les en séparant.

Les images tressautèrent quand s’enclenchèrent les propulseurs de leurs réacteurs dorsaux, d’abord avec une certaine douceur, puis juste ce qu’il fallait pour leur permettre de contrôler leur descente. Même si tous désormais fixaient le ciel en tombant les pieds devant, l’horizon d’Europa s’élargissait de plus en plus sur leur écran. « Comment quelque chose d’aussi joli peut-il inspirer une telle horreur ? murmura l’un d’eux sur le canal de com qui les reliait tous.

— Ouais, répondit un second. Comme cette soldate de première classe avec qui tu sortais. C’était comment son nom, déjà ? »

Le concert de rires qui s’ensuivit fut coupé net par le sergent Orvis. « Mettez une sourdine ! Concentrez-vous sur la mission !

— Ils sont nerveux, commenta le commandant Nkosi. Je connais ce genre de discours. Il est assez rassurant de constater que vous n’êtes pas si différents de nous, vous autres gens des étoiles.

— Rassurant ? demanda Geary.

— Peut-être pas, finalement », reconnut Nkosi.

L’écran de Geary avait zoomé sur la zone de largage, de sorte qu’en regardant de côté par le truchement des fusiliers, il voyait à présent une partie de la surface, l’appareil furtif posé dessus, et les lignes délicatement incurvées représentant les trajectoires projetées des soldats.

« Devons-nous déployer le fourbi ? demanda le caporal Maya à Orvis en se servant du terme convenu pour désigner le matériel de brouillage de la détection et de la visée.

— Négatif. Nous ne tenons pas à attirer leur attention s’ils ne nous ont pas encore repérés. Mieux vaut ne pas les prévenir que nous arrivons au pas de course.

— Comment ne nous verraient-ils pas, sergeot ? s’enquit un soldat.

— S’ils ne regardent pas, expliqua Orvis. Vous n’avez donc pas assisté au briefing, bande de macaques ? Le dernier spectacle auquel ils s’attendent, c’est à nous voir leur tomber dessus du ciel. Donc, même si nous ne sommes pas équipés de matériel furtif, nous pouvons malgré tout compter sur l’effet de surprise.

— Et… sinon ?

— Sinon, je dirai à l’amiral que vous aviez peur de vous faire descendre, et je vous chanterai une berceuse pour vous endormir à notre retour à bord ! Tout le monde la boucle et se tient prêt à atterrir ! L’arme au poing ! »

Geary avait continué de tenir l’appareil furtif à l’œil, en quête de signes indiquant qu’on avait repéré les fusiliers et qu’on s’apprêtait à tirer sur eux. Mais, alors qu’ils parcouraient encore les derniers kilomètres de leur descente et que leurs propulseurs s’activaient à plein régime pour les freiner, aucune réaction de sa part n’était discernable.

À la vue des relevés de chaque homme, qui étaient grimpés dans le rouge sur toutes les visières, Geary grimaça de commisération : les forces qu’ils essuyaient tandis que leurs réacteurs luttaient pour ralentir leur chute étaient écrasantes.

« Si ça se passe mal, risquent-ils de traverser la couche de glace ? demanda Sakaï.

— Non, sénateur. Elle est trop dure et épaisse. Si un de leurs réacteurs la touche, il pourrait sans doute y ouvrir un cratère et craqueler la glace environnante, mais pas assez pour la fracturer ou la transpercer. » Présenté ainsi, ça semblait cyniquement clinique, comme si le cratère en question n’allait pas servir de pierre tombale au fusilier concerné, lequel ne survirait probablement pas à l’impact. Mais il semblait à Geary qu’ils avaient déjà dépassé ce stade et que leur chute s’était à présent suffisamment ralentie pour qu’ils restent en vie si d’aventure leurs réacteurs tombaient en carafe.

Orvis heurta la glace assez rudement pour qu’elle se fissure légèrement sous ses bottes blindées. Le sergent d’artillerie vacilla un instant face à l’appareil furtif, son arme déjà braquée et prête à faire feu. Il déplaça le pied droit sur la glace pour recouvrer l’équilibre au lieu de se rétablir au terme du roulé-boulé prescrit par l’entraînement, qui l’aurait laissé allongé sur le ventre dans une posture moins exposée. « Souvenez-vous tous de rester debout et de réduire au minimum vos contacts avec la surface ! »

Tout autour de lui, le peloton achevait d’atterrir dans des positions non moins chancelantes et instables. Nul ne se vautra pourtant, même si deux hommes au moins durent s’appuyer quelques enjambées précipitées afin de reprendre l’équilibre. L’atmosphère extrêmement raréfiée d’Europa n’aurait pu leur opposer des vents ni une résistance susceptibles de les faire dévier de leur trajectoire, de sorte qu’ils avaient atterri en un alignement presque parfait, selon deux rangées incurvées prenant l’appareil en tenaille.

Geary jouissait de dizaines de points de vue différents de la scène, chacun transmis par un des fusiliers. Sur un des versants de la ligne de crête, ceux-ci étaient légèrement surélevés par rapport à l’appareil et ils en avaient donc une vision un brin divergente, sinon les images étaient pratiquement identiques. La surface de la couche de glace était jaunie par la présence de minerais qui lui conféraient une nuance kaki et la striaient d’ornières et de crêtes. L’appareil furtif lui-même reposait auprès d’un promontoire cintré mais peu élevé, qui lui offrait autant de couvert que le permettait la surface de cette lune. Il était très petit comparé à l’Indomptable, à peine trois fois plus gros peut-être qu’une de ses navettes. De si près, malgré tout, on ne pouvait pas le manquer : une silhouette lisse et fuselée s’élevant au-dessus de l’horizon. Le ciel lui-même était aussi noir que l’espace, puisque l’atmosphère était trop ténue pour capter la lumière du soleil, mais le paysage était éclairé de manière spectrale par les faibles rayons du luminaire, et sa clarté se réfléchissait sur l’énorme masse aux nombreuses bandes de Jupiter, qui surplombait majestueusement cette face d’Europa.

« Dégagez ! » Le dernier fusilier venait tout juste de se figer quand Orvis gueula cet ordre avant de piquer un sprint vers leur cible, suivi de part et d’autre par la moitié de ses hommes. Ils couvrirent environ un tiers de la distance les en séparant puis pilèrent, l’arme braquée et parée à tirer. Derrière eux, les fusiliers de la seconde moitié du peloton s’ébranlèrent à leur tour pour gagner, pliés en deux, la zone où se tenaient à présent leurs camarades, prêts à couvrir leur charge.