— Ils doivent avoir un remplaçant à bord, suggéra le commandant Nkosi. Ou, du moins, un programme de pilotage automatique. Mais ça n’en reste pas moins un acte stupide et bestial. »
Le sergent artilleur Orvis s’adressa de nouveau au preneur d’otages de la même voix calme et mesurée : « D’accord. Vous avez réglé le cas de votre pilote. On n’a donc plus aucun problème.
— Au… Aucun problème ? » L’homme avait l’air aussi stupéfait que terrifié.
« Exactement. Vous êtes seul là-dedans avec les nôtres ? De quoi avez-vous besoin ?
— Quoi ? » Le criminel fixa Orvis d’un œil éberlué.
« Qu’est-ce qu’il vous faut ? On fait chacun notre boulot, vous et moi, pas vrai ? Le mien consiste à récupérer ces officiers sains et saufs. C’est mon but. Quel est le vôtre ? Passer un marché ?
— Un marché ? » Le preneur d’otages se raccrocha à ce dernier mot comme un homme dans le vide à une combinaison de survie. « Ouais. Un marché. Je vous les échange.
— Correct, déclara Orvis. Contre quoi ? Quel est le marché ?
— Euh… Vous m’arrachez à ce caillou, voilà le marché ! Promettez-moi de m’emmener avec vous puis de me laisser filer, sinon je tue vos amis ! »
Orvis tendit son fusil au plus proche fantassin puis montra pacifiquement ses mains vides. « C’est tout ? Rien d’autre ?
— Ouais ! Jurez-moi de m’embarquer loin d’Europa ! En un seul morceau !
— Bien sûr, reprit Orvis. On se moque de ce qui vous arrive. Marché conclu.
— Marché conclu ? Comme ça ? Vous n’avez pas à en référer à vos supérieurs ?
— Jamais de la vie ! J’ai toute latitude en la matière. Vous nous laissez entrer, on récupère nos deux officiers sains et saufs et on fait ce que vous demandez. »
Le commandant Nkosi foudroya Geary du regard. « Amiral, vous ne pouvez pas… »
Geary secoua la tête. Devant son visage sévère, Nkosi ravala ses paroles suivantes. L’amiral venait de comprendre ce qu’Orvis méditait de faire incessamment et une boule se forma dans son estomac, mais aucun contre-ordre destiné à l’en empêcher ne lui vint aux lèvres. Je dois prendre ma part. Je savais qu’on en arriverait là. J’en suis responsable. « Vous n’avez pas à vous inquiéter, promit-il à Nkosi.
— Que non pas », renchérit Desjani. Elle n’avait pas l’air perturbée. Seulement implacable. Geary se demanda à combien de reprises elle avait dû affronter une situation analogue et prendre la même décision.
Le traître qui avait fourni à l’Alliance une clef de l’hypernet syndic puis conduit sa flotte dans une embuscade qui aurait pu causer sa destruction était mort sur cette même passerelle. Nul n’avait jamais dit à Geary qui avait pressé la détente, mais, qu’elle eût ou n’eût pas exécuté cet homme, il l’en savait capable.
Enfant d’une guerre interminable, elle faisait ce qu’il fallait.
« Mais votre sergent lui a promis… reprit Nkosi.
— Nous avons livré une guerre d’un siècle à des adversaires capables de mentir comme des arracheurs de dents et de commettre les pires atrocités, le coupa Desjani. Elle nous a appris à faire le nécessaire. »
Nkosi la fixa. « Mais… l’honneur…
— Non. Ne vous aventurez pas sur ce terrain, déclara Desjani de sa voix la plus mortellement dangereuse. Vous n’avez pas le droit de nous juger. »
Le commandant détourna les yeux, manifestement bouleversé, mais il n’ajouta rien.
« Vous me le promettez ? demandait de nouveau le preneur d’otages. Vous tiendrez parole ?
— Oui, c’est promis, répondit nonchalamment Orvis. Ouais, nous tiendrons parole. » À l’insu du criminel, mais ni de Geary ni des observateurs qui assistaient à ce qu’affichait la visière d’Orvis, le sergent artilleur cocha l’image de son interlocuteur puis passa en surbrillance le nom de la caporale Maya. Presque instantanément, l’AR de Maya clignota vert sur son écran.
« Écoutez, insista Orvis, vos supports vitaux sont en train de s’épuiser là-dedans, et, plus nous nous attardons sur cette boule de glace, plus nous prenons de risques. Finissons-en, voulez-vous ? »
Le preneur d’otages hésita puis hocha la tête. « D’accord. N’oubliez pas. Vous avez promis. J’ai un enregistrement.
— Parfait. Moi aussi. »
Un bruit sourd se fit entendre, les verrous de l’écoutille se rétractant, puis elle s’ouvrit à la volée. L’air s’évada en rafales de la passerelle, sa pressurisation et celle du reste de l’appareil se remettant à niveau. Orvis entra lentement, toujours désarmé, en levant les mains le plus haut possible, puis il traversa le sas. Quelques soldats lui emboîtèrent le pas, le canon de leur fusil pointé vers le pont ou le plafond, en s’efforçant d’adopter une allure détendue. La caporale Maya fermait la marche. Son arme n’était pas braquée directement sur le preneur d’otages.
Le criminel ne se fiait manifestement pas aux fusiliers. Le museau de son pistolet était collé au front du lieutenant Castries. Celle-ci, les yeux clos, était mollement affalée dans un fauteuil, vêtue d’une combinaison informe.
« Droguée, affirma Nasr à Geary. Si elle n’était qu’inconsciente, son souffle serait plus rapide. »
Le lieutenant Yuon, quant à lui, gisait sur le pont près du fauteuil de Castries, parfaitement inerte. Seule sa poitrine se soulevait et s’affaissait lentement au rythme de sa respiration.
Le preneur d’otages concentrait toute son attention sur Orvis et les fusiliers du premier rang, de sorte qu’il ne remarqua pas que l’arme de Maya se relevait légèrement et le prenait pour cible. « Comment allons-nous procé… », commença-t-il.
À si courte portée, le tir et l’impact parurent se confondre. Le preneur d’otages tressauta quand le faisceau d’énergie de l’arme de Maya lui emporta la tête avant de frapper un des écrans qui se trouvaient derrière lui.
Orvis le rejoignit d’un pas vif et arracha le pistolet de la main flasque du cadavre, qui, en raison de la faible gravité d’Europa, n’avait pas encore touché le pont.
« Quel demeuré, lâcha Maya sur le ton de la conversation. Même les Syndics ne sont plus assez bêtes pour tomber dans ce panneau.
— Parce qu’ils nous l’ont enseigné, rétorqua Orvis en faisant preuve d’une brutale franchise.
— On ne pouvait pas le ramener, sergeot ! Le seul moyen de l’empêcher de tuer nos deux gradés, c’était de lui dire ce qu’il voulait entendre.
— Ça n’en reste pas moins une promesse mensongère. À notre retour à bord, rappelle-moi d’aller me faire pardonner ce mensonge par mes ancêtres.
— Entendu, sergeot, répondit Maya d’une voix soumise. Ça ne sera pas une première, n’est-ce pas ?
— Sûrement pas, bon sang ! Mais j’espère bien que c’est une dernière. » La voix d’Orvis se départit de toute trace de douce persuasion. « Très bien, bande de macaques ! Fourrez-les tous les deux dans les cuirasses d’appoint ! Réduisez au minimum les contacts jusqu’à ce qu’elles soient hermétiquement scellées !
— Réduire… quoi, sergeot ? demanda un première classe.
— Ne les touchez pas !
— Comment leur enfiler ces cuirasses sans les toucher, sergeot ?
— Veillez à ne pas les toucher quand vous les touchez, voilà comment ! Exécution, maintenant ! »
Alors qu’à bord de l’Indomptable on regardait les fusiliers enfermer les lieutenants Castries et Yuon inconscients dans leur cuirasse hermétique, le commandant Nkosi secoua la tête. « Si j’avais fait cela, on m’aurait jeté en prison.
— Une chance pour vous qu’on se soit trouvés là pour s’en charger, répliqua Desjani, mordante.