La sénatrice n’avait pas l’air de l’avoir remarqué ; elle guettait la réponse de l’amiral, dans l’expectative, mais lui constata qu’elle tapotait de l’index, à deux reprises, le petit bracelet qui ceignait son poignet gauche. Il avait passé assez de temps avec Victoria Rione pour reconnaître la manœuvre : Costa venait d’activer un champ d’intimité personnel qui brouillerait leur voix pour toute oreille indiscrète.
Elle pouvait se montrer abrupte quand elle le voulait, et, à cette occasion, Geary décida de marcher sur ses brisées ; il prit place en face d’elle et s’exprima sur un registre normal pour voir comment elle allait réagir : « Je me demandais seulement quelles informations vous aviez glanées cette fois sur les sentiments de l’équipage », lui demanda-t-il.
Le sourire factice de la sénatrice s’élargit encore. « Craignez-vous que j’apprenne quelque chose d’inopportun ? » Elle-même n’avait pas baissé la voix, de sorte que son interlocuteur ne s’était pas trompé : elle ne craignait pas d’être entendue.
« Non. » Geary chercha ses yeux. « Je tiens à ce que vous sachiez ce que pense l’équipage du gouvernement de l’Alliance.
— Et de vous-même ?
— Ça ne traduit aucune déloyauté envers l’Alliance. »
La sénatrice ne répondit pas aussitôt, mais un regard évaluateur se substitua à son sourire de façade. « Je sais que vous avez visité autant de ruines et de décombres que moi sur la Vieille Terre, amiral. Nous n’avons eu le temps que d’en voir une infime partie, sans rien dire des séquelles de la dévastation infligée parfois ailleurs dans ce système stellaire.
— Je les ai vus, acquiesça Geary. Ça… donne à réfléchir.
— Dans quelle proportion ces édifices ont-ils été bâtis par d’anciens empires et dans quelle proportion détruits lors de leur chute ? » Costa se pencha, l’air de le mettre au défi. « Quel sera le coût de celle de l’Alliance ? Nous en avons vu des exemples dans le territoire qui appartenait naguère aux Syndics. Que feriez-vous pour empêcher cela, amiral ?
— Je ne tiens pas à ce que ça se produise.
— Tout le monde dit ça. » Costa balaya l’argument d’un geste.
« Les Danseurs nous ont prouvé que nous autres humains avons beaucoup de choses en commun et que nous devrions nous intéresser davantage à ce que nous partageons qu’à ce qui nous sépare. Vous l’avez dit vous-même.
— Évidemment, admit-elle sans rien témoigner de l’émotion qu’elle avait laissée transparaître lors de cet événement à la surface de la Vieille Terre. Mais cela ne veut pas dire que je doive accepter de prétendues solutions fondées sur les bons sentiments plutôt que sur la dure réalité. Qu’allez-vous faire, amiral ? Quelle est la vôtre ?
— Je m’y attelle déjà, déclara-t-il. Je soutiens le gouvernement, j’exécute ses ordres et je défends l’Alliance contre toutes les menaces que je connais.
— Toutes les menaces ? » Le regard de Costa se fit encore plus glacial. « Serait-ce une mise en garde ?
— Loin de moi cette intention. Je ne menace personne. J’observe les ordres et je prends les mesures nécessaires à la préservation de l’Alliance.
— Des mesures passives ! Toutes autant qu’elles sont ! Interdiriez-vous à d’autres de prendre des dispositions pour sa sauvegarde ? insista la sénatrice. Passeriez-vous vous-même à l’action s’il le fallait ? »
Geary choisit ses mots avec le plus grand soin : « Quant à ce qui pourrait sauver l’Alliance et aux mesures qu’il faudrait prendre, les avis divergent.
— Mais vous vous croyez qualifié pour en décider, vous qui avez dormi durant ce long trauma qu’a été la guerre contre les Syndics ?
— J’en ai vécu le début, lui rappela-t-il en s’efforçant de réprimer la colère qu’il sentait pointer dans sa voix. Et j’étais encore là à la fin. » J’y ai même mis un terme, mais je me garderai bien de m’en vanter. Pas question de plastronner à propos d’événements auxquels j’ai survécu quand tant d’autres ont trouvé la mort. « À mon réveil, on m’a fait comprendre que de nombreux forfaits avaient été commis parce que, sur le moment, on les jugeait nécessaires à la victoire. Aucun n’a eu cet effet et quelques-uns ont même, à mon humble avis, sérieusement contribué à la prolongation du conflit. En conséquence, vous comprendrez mon scepticisme quant aux dispositions dont on affirme qu’elles seraient nécessaires à la sauvegarde de l’Alliance. »
Costa sourit encore, mais du bout des lèvres. Rien dans son visage, sinon cette mimique, ne reflétait l’ombre d’un vrai sourire. « Paroles d’une grande modestie. Mais, si vous en empêchez d’autres d’agir, vous décidez seul de ce qui est nécessaire ou ne l’est pas. Certains d’entre nous n’aimeraient pas voir l’Alliance prendre le chemin de ces anciens empires, ni assister au chaos et à la destruction qui s’ensuivraient. Nous ne le permettrons pas. Vous devez être conscient de la nécessité de faire preuve de poigne, de recourir sans hésiter à la force comme nous l’avons fait sur Europa. »
Comme nous l’avons fait ? Costa avait manifestement décidé de s’attribuer le mérite de cette opération maintenant qu’elle avait trouvé un heureux dénouement. « On ne doit recourir à la force qu’avec discernement et retenue, déclara Geary. Qu’arriverait-il si les mesures que vous estimez nécessaires à la sauvegarde de l’Alliance amenaient précisément le chaos et la destruction que vous voulez empêcher ? » demanda-t-il, non sans se rappeler que le sénateur Sakaï lui avait posé à peu près la même question.
Nouveau sourire insincère de Costa, en même temps qu’elle se rejetait en arrière avec une feinte nonchalance. « Qui a parlé de moi ? »
Geary réussit à lui renvoyer son propre sourire hypocrite. « Personne. Je suis bien certain que vous ne suggériez aucune mesure qui ne tiendrait pas compte de ce qu’il en coûterait à ceux qui en feraient les frais.
— Nous sommes tous prêts à nous sacrifier, amiral.
— Il me semble à moi qu’on attend de certains de plus grands sacrifices que d’autres. »
La mine de benoîte supériorité qu’affichait Costa jusque-là s’effaça. « Voilà une déclaration bien séditieuse de la part de quelqu’un qui prétend soutenir le gouvernement.
— Pas du tout. La seule chose que j’ai dite, c’est que je respecte trop les gens placés sous mes ordres pour me montrer insoucieux de leur vie. »
La sénatrice renonça à tout simulacre de camaraderie et le regard qu’elle posait sur Geary se durcit. « Vous êtes bien sûr de vous. Vous devriez vous demander, amiral, pourquoi les mesures que je juge nécessaires ont l’appui de votre QG comme celui des forces terrestres. Votre propre soutien pourrait sans doute nous être utile. Mais nous n’en avons pas besoin. »
Elle se leva, lui adressa un vague au revoir de la main puis se fraya un chemin entre les groupes de spatiaux, qui s’écartaient sur son passage.
Geary s’efforça de ne pas laisser transparaître ses sentiments en se levant. Ainsi, quelles que soient les mesures qu’encourage la sénatrice Costa, elle ne s’en cache ni du QG de la flotte ni de celui des forces terrestres. Mes supérieurs soutiennent le projet de construction d’une flotte secrète et la nomination de l’amiral Bloch à sa tête bien qu’il ait fomenté une tentative de coup d’État militaire avant de pratiquement mener la flotte de l’Alliance à sa destruction puis d’être capturé par les Syndics.