Que les ancêtres nous viennent en aide !
Six
« Pour quelle raison m’avez-vous fait transmettre ces notifications de poursuites judiciaires ? » demanda Rione, dont la voix et le maintien trahissaient l’exaspération.
Geary se frotta les yeux avant de reporter le regard sur le panneau de com de sa cabine pour lui répondre. « Quelles notifications de poursuites judiciaires ?
— Mille trois cent douze au dernier décompte.
— Des poursuites ? Par qui ? À quel propos ?
— Voyons voir. » Rione fit mine d’étudier son propre écran. « De cousins aux troisième et quatrième degrés de certains criminels morts sur Europa, alléguant de décès injustifiés, de dommages matériels et d’infractions aux règlements écologiques…
— Aux règlements écologiques ?
— Nous avons laissé des déchets sur Europa, expliqua Rione. Hum… Violation de la quarantaine médicale, tout cela au nom de l’entière population du système solaire, confiscation illégale d’armes individuelles, infraction à la “loi du Château”…
— La quoi ?
— Une loi qui autorise à défendre son domicile. Ces faquins d’avocats affirment que l’appareil furtif était précisément le foyer en question et patati et patata. » Rione lui décocha un regard atone. « Il semblerait qu’une fraction conséquente des habitants de Sol soient des juristes et que bon nombre d’entre eux voient en l’Alliance une vache à lait qu’on peut traire à loisir en engageant à son encontre des actions en justice, notamment quant à l’opération que nous avons entreprise pour récupérer nos deux officiers et quelques-uns encore de nos autres agissements. Ce n’est pas vous qui me les avez envoyées ?
— Non. Je ne les ai même pas vues. » Cela avait au moins le mérite de le renseigner sur l’identité de l’expéditeur : Tanya avait dû prendre son pied en transmettant ces notifications à Rione. « Mais j’imagine que les sénateurs et vous-même êtes les destinataires les plus indiqués.
— Compte tenu de l’absence d’une ambassade et de groupes de pression de l’Alliance dans ce système stellaire, vous avez sans doute raison.
— Qu’allons-nous en faire ? »
Rione rumina la question. « Je dois obtenir l’accord de nos trois sénateurs à cet égard…
— Enfer ! »
Rione sourit. « Ça ne devait pas être si difficile en l’occurrence. Tous conviendront certainement que l’immunité souveraine prévaut, et, en conséquence, je devrais sans doute me contenter de renvoyer toutes ces notifications aux autorités du système solaire, à charge pour elles de s’en débrouiller. Dans quelques siècles, quand leur bureaucratie aura enfin décidé de ce qu’elle doit en faire, les descendants des plaignants pourront toujours s’en préoccuper.
— Ça me paraît une excellente solution, convint Geary. Mais, après cet attentat contre nous, le rapt de nos deux lieutenants et maintenant ces poursuites judiciaires, je commence à comprendre pourquoi l’Alliance ne dépêche pas plus souvent des délégations officielles à Sol. »
Rione opina. « Sol grouille d’avocats. Si ce n’est pas une explication suffisante à une quarantaine, je me demande ce qui pourrait bien l’être.
— Avez-vous des nouvelles de vos amis dans le système ?
— Tout ce que j’ai appris jusque-là, c’est que, quels que soient les effets de notre visite et de nos interventions, ils mettront longtemps à s’effacer. Nous ne nous sommes pas fondus dans la masse et ne nous sommes pas non plus clairement expliqués sur nos intentions, de sorte que la majorité de la population ne peut guère s’appuyer sur une réaction impulsive. Les gens en débattront longuement plutôt que de sauter à des conclusions irréfléchies.
— Hormis les juristes, fit remarquer Geary.
— Euh… bien entendu. Il s’agit d’argent. Je crois comprendre que vous avez aussi reçu un message de Sol. »
Rione avait dû l’apprendre, il fallait s’en douter. « Rien qui doive vous inquiéter. J’ai posé une question avant que nous ne quittions le premier site que nous avons visité et j’ai reçu la réponse.
— La ville abandonnée ? s’enquit Rione. Au Kansas ? Qu’avez-vous demandé ?
— Une de nos accompagnatrices a déclaré que la région commençait enfin à se remettre des coups que lui avaient portés la nature et l’homme, et que la ville allait peut-être revivre. Je lui ai demandé un peu plus tard si elle disait vrai et si l’on envisageait de la reconstruire.
— Pourquoi cette sollicitude ? Nous avons vu des systèmes stellaires entièrement désertés par l’humanité. Peut-être à tout jamais.
— J’ignore pourquoi ça me tenait tant à cœur, admit Geary. Mais j’ai brusquement ressenti le besoin de connaître la réponse et j’ai finalement appris qu’elle était affirmative. Des gens ont déjà pris des dispositions pour revenir sur place et reconstruire la ville à l’identique. Ce sont les descendants de ses anciens habitants et ils veulent honorer leurs ancêtres en la ressuscitant maintenant que les plantations vont se remettre à pousser.
— Elle était en très mauvais état.
— Ils vont la rebâtir. Ils comptent reconstruire son ancien palais de justice à la main, comme l’ont fait leurs ancêtres.
— Intéressant symbolisme, marmonna Rione. Reconstruire littéralement le passé. Refuser d’accepter une issue funeste et en établir une autre. Dommage que nous ne puissions pas reconstruire Europa.
— Pourquoi parler d’Europa ? » À peine ces mots lui eurent-ils échappé qu’il prit conscience de la dureté de sa voix, de la colère qui l’avait gagné, tant et si bien qu’une sorte de halo rouge, qui refusait de se focaliser sur une image précise, avait voilé ses pensées.
Rione le scruta, non sans afficher une certaine tristesse. « Pendant que se déroulait cette opération à la surface du satellite, la plupart des personnes présentes sur la passerelle de l’Indomptable observaient les faits et gestes des fusiliers. Moi, c’est vous que j’observais.
— Et… ? » La colère vibrait encore dans sa voix, il éprouvait encore en lui cette brûlante tension, mais il n’aurait su dire pourquoi.
« Il y a seulement un an, je ne crois pas que vous en auriez été capable. Ce que nous avons fait sur Europa était nécessaire. Mais au mieux détestable dans la plupart des cas, horrible au pire. »
Geary baissa les yeux pour éviter de croiser le regard de Rione et il fixa ses poings crispés. « Nous n’avions pas le choix. » Ce disant, il restait conscient d’être sur la défensive, comme s’il cherchait à la convaincre plutôt qu’à constater un fait avéré.
« Je sais. Mais il me semble qu’un an plus tôt vous n’auriez pas encore pu vous contraindre à donner ces ordres, à autoriser cette procédure. Vous avez appris à gérer ce que vous auriez naguère trouvé trop horrible pour seulement l’envisager. »
Geary prit une profonde inspiration, les yeux toujours rivés sur ses poings impuissants. Qu’est-ce qui l’avait mis à ce point en colère ? Ou l’avait tant effrayé ? « Tout comme vous. Ou Tanya. Et tous ceux qui sont encore en vie aujourd’hui.
— Pas tout à fait comme nous. » Il s’était attendu à une réplique furieuse de sa part, mais il ne percevait que la même tristesse. Il releva les yeux pour l’observer attentivement. « Vous n’avez pas appris à vivre avec, reprit-elle. Oh, nous prenons nos médicaments et nous nous soignons pour continuer, mais nous acceptons cette facette de notre existence. Ces décisions et ces médicaments sont nécessaires. Mais, pour vous, ces décisions restent mauvaises même s’il vous arrive d’en reconnaître la nécessité. C’est pour cela que je vous observais au lieu de regarder les fusiliers, amiral. Je voulais voir si ce qu’ils devaient faire vous touchait toujours aussi durement. Et c’était le cas.