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— Ça vous semblait important ?

— Oui. Je devais vérifier si, à la place de tel soldat, vous auriez pressé la détente pour tuer un des preneurs d’otages. Le soldat en était capable, j’en étais capable, tout le monde en était capable à bord de ce vaisseau. Mais pas vous. Et c’est cela qui est très important, amiral. Vous restez plus proche de nos ancêtres que de nous. Que cela ne vous tourmente pas. Au contraire, acceptez-le. Je ne l’avais pas compris quand je vous ai connu, mais, à présent, j’en apprécie l’extrême importance, même si je n’en évalue pas encore exactement les effets. Quand avez-vous parlé pour la dernière fois à la sénatrice Suva ? demanda-t-elle, changeant brutalement de sujet.

— Sans doute à cette réunion où ils ont voté pour l’intervention sur Europa. » Il ne lui fit pas grief de son coq-à-l’âne, trop content de passer à autre chose.

« Elle sait que vous vous êtes entretenu avec Costa et Sukaï. Vous devriez aller la trouver.

— Suis-je censé lui parler de quelque chose en particulier ? »

Rione haussa les épaules. « De ce que vous comptez continuer à servir l’Alliance, des bons moments que nous avons passés à Sol, comme il vous plaira. Du moment que la conversation la rassure, lui prouve que vous ne complotez pas derrière son dos avec Costa et Sakaï, de sorte, que, à l’instar de Costa, elle vous fournisse quelques autres informations. »

La sénatrice Suva était dans sa cabine. Elle invita poliment Geary à entrer, mais elle resta assise et ne lui offrit pas de siège. « Oui, amiral ?

— Je tenais à m’assurer que vous alliez bien, dit-il. Vous ne vous êtes pas montrée à l’équipage depuis notre départ d’Europa.

— Vous me suivez à la trace, amiral ? » Suva n’avait pas haussé la voix, mais celle-ci s’était légèrement durcie.

« Très rarement. Mais il est de mon devoir de m’informer de vos activités en général ainsi que de votre état de santé. Vous aviez pris l’habitude de vous promener dans les coursives du vaisseau une fois par jour pour bavarder avec les matelots. Vous ne l’avez plus fait depuis.

— Quelle sollicitude ! » Suva détourna le regard, les yeux voilés. « Compte tenu de ce que nous exigeons des militaires de l’Alliance, en rencontrer quelques-uns de temps en temps, leur demander comment ils vont, comment se portent leurs parents, de quoi ils ont besoin, c’est la moindre des choses de ma part.

— Vous pouvez le voir sous cet angle, mais cette démarche en a impressionné beaucoup. Ils croient que les politiciens de l’Alliance sont tous pareils, qu’ils ne se soucient pas du sort de leurs administrés. Il n’est jamais mauvais de leur faire comprendre qu’on ne peut pas ranger tous les politiciens dans le même sac, exactement comme les autres gens, de façon aussi simpliste. Mais les matelots ont remarqué que vous aviez cessé de vous intéresser à eux depuis Europa. »

Le silence s’éternisant, Geary se demanda si Suva allait finalement lui répondre. Elle fixait le pont en tortillant entre ses doigts un petit chapelet aux perles de bois. Geary y reconnut un des nombreux souvenirs que les matelots avaient rapportés de la Vieille Terre.

Suva finit par faire la grimace, sans pour autant le regarder. « Je n’avais jamais jusque-là… eu l’occasion… d’assister à une opération militaire. »

Le motif ne surprit nullement Geary. « Ce qui s’est passé sur Europa était épouvantable. Nous devions le faire, mais nul ne s’est senti à l’aise. Et c’est moi qui ai donné l’ordre de mener l’opération à bien. »

Suva reporta le regard – à la fois approbateur et soucieux – sur lui. « Le problème, amiral, c’est qu’ils obéissent à vos ordres. Qu’ils sont disposés à y obéir.

— S’il y avait eu une autre option…

— J’ai tenté de les comprendre, le coupa-t-elle. Peut-être ai-je peur de les comprendre et de ne pas aimer ça. Pour ce qu’ils sont prêts à faire.

— Vous croyez que la guerre leur plaît ? s’enquit Geary. Qu’ils ont aimé ce qu’ils ont fait sur Europa ?

— Exactement. Je n’imagine même pas comment… Je n’aurais jamais pu faire ça. J’en aurais été incapable.

— C’est bien pour cette raison que nous pouvons nous estimer heureux d’avoir des gens qui en sont capables. Je ne sais pas si je pourrais tirer directement sur quelqu’un. Je n’ai jamais eu à m’y résoudre, en réalité. » Suva lui adressa un regard aigu, à présent sceptique. « Si j’avais davantage participé à la guerre, si j’avais été partie prenante dans un abordage, ç’aurait pu se produire, mais ça ne m’est jamais arrivé, de sorte que je n’ai jamais braqué mon arme sur un être humain ni pressé la détente. Cela étant, si vous croyez que c’est chose aisée pour ceux qui sont conduits à le faire, vous vous trompez. Les fusiliers que nous avons envoyés sur Europa ont été très durement secoués. Ce sont des combattants, pas des tueurs. Si d’aventure l’Alliance décidait d’une décoration pour cette opération, aucun, à mon avis, ne voudrait la porter.

— Je n’aurais rien pu faire de tel, répéta Suva. Je vais recommencer à sortir et à parler aux matelots, mais j’ai le plus grand mal à éprouver de l’empathie pour certaines pratiques.

— Vous avez voté pour cette opération, fit remarquer Geary.

— Je n’étais pas pleinement informée de ce qu’elle impliquait. »

N’étaient-ce pas là les mots précis qu’avait prononcés Rione pour décrire une des excuses qu’invoqueraient Costa ou Suva ? Geary s’efforça de ne pas laisser sa colère transparaître sur son visage ni dans sa voix. « Si vous aviez une autre idée en tête, j’aurais aimé que vous nous en fissiez part.

— C’est à vous qu’il revient de trouver des solutions alternatives à une opération militaire, amiral. Vous ne nous avez pas laissé le choix.

— Je vous ai pourtant proposé deux options. Faire comme nous avons opéré ou abandonner nos deux officiers sur Europa, en même temps qu’une épidémie qui risquait de se transmettre à tout le système de Sol. S’il y en avait une troisième ou même une quatrième, je les aurais aussi avancées. » Il marqua une pause pour s’assurer que ses paroles suivantes sonneraient justes. « J’ai préconisé l’intervention qui, selon moi, préserverait le mieux les intérêts respectifs de nos lieutenants kidnappés, de l’Alliance et de la population du système solaire. »

Suva ne répondit qu’au bout de quelques secondes et sur le ton du défi. « Une conception trop étroite de l’intérêt le mieux compris peut inciter à mener des actions qui ne sont en réalité dans l’intérêt de personne. Je crois, moi, aux intérêts de l’humanité. De l’humanité tout entière. Je n’ai pas honte d’avouer que je l’aime. Notre espèce dispose d’un énorme potentiel, d’horizons illimités et d’une aptitude infinie à l’empathie. J’aime cela, et j’ai la ferme intention d’œuvrer dans ce sens, même si je suis la seule qui consente à s’y atteler. »

Geary se passa la main dans les cheveux tout en la fixant ; il sentit sa colère de tout à l’heure céder la place à l’exaspération. « Pourquoi croyez-vous mon sentiment différent ?

— Parce que vous êtes trop puissant et trop enclin à recourir à la force dont vous disposez. En cela, vous n’êtes pas différent de… » Elle ravala les derniers mots.

Mais Geary les devinait sans peine : de la sénatrice Costa. Voire des Syndics. L’idée qu’on pût le comparer aux Syndics lui rendit encore plus difficile de maîtriser sa voix. « Vous trouverez sans doute cela dur à croire, mais j’ai fait preuve d’une très grande retenue dans l’usage de la force. J’accorde une extrême attention à son dosage et aux circonstances qui entourent son emploi, et je ne m’en sers que quand il le faut vraiment.