— Serait-ce une menace ?
— Hein ? » Exactement comme Costa, elle prenait un inoffensif constat pour une menace personnelle. Je sais que j’aimerais voir des sénatrices comme Suva et Costa mieux comprendre mon équipage, mais j’ai moi-même le plus grand mal à comprendre les sénatrices. Elles cherchent la petite bête dans les propos les plus directs.
Bah, c’est inévitable. C’est là leur champ de bataille habituel et les tactiques qui leur sont coutumières. Elles bataillent avec moi comme si j’étais des leurs. Dois-je le prendre comme un compliment ou comme un affront ? Cette dernière pensée le doucha, lui ôtant toute envie de poursuivre ces joutes verbales. Au lieu de cela, il répondit aussi franchement et brutalement que possible. « C’est diamétralement opposé. Jamais je ne menacerais le gouvernement de l’Alliance.
— Je ne peux pas me permettre de vous faire confiance, amiral.
— Alors pourquoi ne pas vous fier au sénateur Sakaï ?
— Sakaï est au bout du rouleau. Il n’en a plus rien à faire.
— Navarro, alors ?
— Un hypocrite !
— Unruh ?
— Une arrogante. »
Geary ne put réprimer un sourire ironique. « Pour quelqu’un qui prétend aimer l’humanité, vous n’appréciez pas grand monde. »
Suva le dévisagea en plissant les yeux. « Je me suis peut-être montrée trop franche avec vous.
— Pas du tout. Je suis de l’avis du docteur Nasr : il y a trop de secrets, trop d’informations classées secret-défense, ou qu’on tient sous le boisseau non pas par nécessité mais par habitude. » Geary s’interrompit. Il se demanda s’il devait lui dire ce qui venait tout juste de lui traverser l’esprit. Mais, tout bien réfléchi, ça lui semblait pertinent, et Suva était peut-être précisément celle qui devait l’entendre. « Et d’autres encore restent secrètes parce que tout le monde refuse de les admettre. »
Suva le défia du regard. « Quoi, par exemple ?
— Le programme de guerre biologique qui a exterminé toute vie humaine sur Europa, par exemple. »
Suva ne s’attendait assurément pas à ça. Et, à moins qu’elle ne fût une actrice hors pair, cette déclaration l’avait choquée. « C’est le fait des Syndics ?
— J’ignore si les Syndics avaient mis au point un tel programme.
— Alors qui… ? » Suva prit une profonde inspiration. « Suggéreriez-vous que l’Alliance en disposait, elle ?
— Je ne le suggère pas, je l’affirme. Je sais qu’elle en est responsable. Ce programme était prétendument abandonné quand on m’a retrouvé, mais je n’ai aucune certitude à cet égard. Je ne suis pas censé savoir le peu que j’en connais. »
Suva en chevrotait : « J’ai… du mal à l’avaler. Pourquoi vous croirais-je ?
— Quel intérêt aurais-je à vous mentir ? demanda Geary. Vous êtes sans doute au courant du mal dont souffrait le mari de Victoria Rione ?
— J’ai eu quelques bribes d’information, confirma Suva d’une voix plus ferme. Dont certaines rumeurs très préjudiciables pour Rione. »
Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ? « Je peux vous affirmer catégoriquement qu’elle n’est pour rien dans ce qui est arrivé à son époux. C’est entièrement le fait du gouvernement de l’Alliance, ou du moins d’une certaine clique, et cela sous le sceau du secret.
— S’il s’agit du projet que vous prétendez, ces gens l’ont assurément gardé très secret ! Et même de moi ! » Suva fulminait. « Vous affirmez que l’armée n’y était pour rien ?
— L’armée y avait partiellement trempé. J’ignore jusqu’à quel point. Je ne sais pas si elle le pilotait ou si elle se contentait d’y apporter son concours. »
Que Geary reconnût aussi facilement que ce programme avait eu un intérêt d’ordre militaire parut de nouveau surprendre Suva. « Admettons que ce soit vrai. Pourquoi personne ne s’en est-il ouvert ?
— Je ne peux pas parler pour tout le monde, mais je sais au moins pourquoi le mari de Rione s’est tu. Blocage mental.
— C’est pour cela que… ? » Suva bouillait à présent. « Je déteste qu’on me mente, amiral.
— Je n’ai jamais…
— Ce n’est pas à vous que je pensais. Pourquoi me racontez-vous tout ça ?
— Parce que ça me flanque une trouille bleue, répondit Geary. J’aimerais être sûr que ce programme a été définitivement abandonné. Vous me cachez quelque chose. Quels secrets a-t-on refusé de vous divulguer ? Et jusqu’à quel point sont-ils dangereux pour l’Alliance ? »
Suva se rassit. Elle se voilait les yeux de la main, mais ce qu’on voyait encore de son visage trahissait son angoisse. Elle était décomposée. « Je ne suis pas fière de toutes les décisions que j’ai prises, amiral, et, si le choix m’était donné, personne ne mourrait plus pour défendre sa patrie et son foyer. J’ai pris des décisions imparfaites fondées sur des renseignements imparfaits.
— Je peux le comprendre. J’ai souvent dû m’y résoudre moi-même, conscient qu’une mauvaise décision de ma part pouvait avoir des conséquences désastreuses. »
Suva baissa la main pour le fixer avec intensité. « Nous nous comprenons peut-être mieux que je ne le croyais. Je tâcherai de m’informer, amiral. Mais n’en concluez pas pour autant que je suis devenue une de vos adeptes. Le bien-être de tous doit prévaloir sur les conceptions personnelles quant à ce qu’il faudrait faire pour sauver l’Alliance. »
Ce qui rappela de nouveau à Geary une conversation récente. « La sénatrice Costa m’a tenu à peu près le même discours il n’y a pas si longtemps.
— Je ne lui ressemble en rien, affirma Suva en piquant un fard. Je me renseignerai sur ce que vous venez de m’apprendre. Mais j’ai le plus grand mal à me fier complètement à sa source. J’ai de nombreux sujets d’inquiétude, amiral. Je dois me soucier des gens qui sont disposés à suivre vos ordres et à faire ce que je refuserais. Et m’inquiéter de vous voir décider qu’il n’y a pas d’alternative à ceux que vous donnez.
— Nul ne pourrait prendre le contrôle de l’Alliance par la force et le garder », déclara Geary.
Elle le dévisagea de nouveau, crispée. « Une certaine personne au moins est assez révérée par la population pour n’avoir pas besoin de recourir à la force. Il lui suffirait de donner des ordres… et on lui obéirait.
— Je ne donnerais jamais de tels ordres, affirma l’amiral avec davantage de véhémence qu’il n’y comptait.
— Puis-je me permettre d’y croire ? Ce sera tout, amiral ?
— Oui, sénatrice. » Geary quitta la cabine, non sans se demander quelles questions Suva poserait à ses collègues au retour de l’Indomptable, et si elle réfléchirait à la sagesse qu’il y avait à garder certains secrets. Mais au moins avait-elle en partie exposé les sophismes qui lui auraient permis de justifier d’avoir entériné par son vote des décisions qui, sans eux, auraient paru inexplicables.
Plus qu’une demi-heure avant que l’Indomptable n’atteigne le portail de l’hypernet. Geary allait arriver à la passerelle quand le croiseur de combat se mit à frissonner, tel un être vivant qui vient de sentir un séisme parcourir tout son organisme.
Il activa le pas, gagna la passerelle quelques secondes plus tôt et se glissa dans le siège voisin de celui de Tanya Desjani. « Que s’est-il passé ? »
Ce ne fut pas à lui mais au commandant qui s’encadrait dans une fenêtre virtuelle proche de son propre siège que s’adressa sa réponse : « Voyez si vous pouvez identifier sa provenance. S’il se présente quelque chose de nouveau, faites-le-moi savoir. »