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Geary sourit. « À ce que j’ai cru comprendre, quand un vaisseau se trouve dans l’hyperespace et l’autre dans l’espace conventionnel d’un système stellaire lointain, la notion “en ce moment” reste pour le moins ambiguë. »

Desjani avait l’air songeuse. « Une de mes amies a donné dans la physique théorique de haute volée. Il y a quelques années, elle m’a appris qu’un des débats en cours portait sur la question de savoir si l’humanité emportait son sens inné de l’écoulement du temps dans les étoiles, si la présence d’humains dans différents systèmes stellaires était à l’origine de la formation d’un sens unifié de l’écoulement du temps en dépit des années-lumière qui les séparaient. Ne me regardez pas comme ça. C’est réellement une question d’une grande profondeur, à laquelle nous n’avons toujours pas la réponse.

— Nous ne savons pas ce qu’est le temps ?

— Pas vraiment. Certains anciens savants affirmaient que le temps est ce qui empêche tous les événements de se produire simultanément. Mon amie m’a aussi appris cela, en m’assurant que cette citation résumait peu ou prou tout ce que nous en savions. Je ne l’ai jamais oubliée, parce qu’elle me rappelle qu’aujourd’hui encore nous en savons bien peu sur les choses les plus fondamentales. »

Geary consulta son écran pour observer, par-delà la représentation du système solaire, celle de la Galaxie et le cosmos qui s’étendait tout autour. « Nous avons tant à apprendre. Tant de choses qu’il nous faudrait comprendre. Pourquoi passons-nous tout ce temps à chercher à nous exterminer au lieu de le consacrer à comprendre notre espèce et l’univers qu’elle habite ? »

Tanya secoua la tête. « Peut-être est-ce lié. Ce qui nous pousse à apprendre est peut-être aussi ce qui nous pousse à rivaliser jusqu’à l’autodestruction.

— Les Danseurs pourraient sans doute nous éclairer à cet égard, suggéra Geary.

— Ouais. Du moins si nous réussissions à les comprendre. C’est sûrement plus difficile que de comprendre le temps. »

Elle posa la main sur les commandes de l’hypernet. « Destination établie : Varandal. Les Danseurs se trouvent à l’intérieur du rayon d’action de notre champ de l’hypernet. Demande permission de rentrer chez nous, amiral.

— Permission accordée. »

Les étoiles et tout ce qui entourait le vaisseau disparurent. À la différence du transit par l’espace du saut, avec sa grisaille uniforme et ses étranges éclairs, l’hypernet n’offrait littéralement rien à voir hors de la bulle contenant l’Indomptable et les six bâtiments des Danseurs. Et, si ces sept vaisseaux ne se déplaçaient pas stricto sensu, ils surgiraient dans seize jours du portail de l’hypernet de Varandal, à des centaines d’années-lumière, par la grâce des mystérieuses et toujours incomprises connexions quantiques entre les portails.

Geary sentit s’alléger la tension qui régnait sur la passerelle, tout comme d’ailleurs celle qui l’habitait. « N’avez-vous jamais trouvé étrange cette soudaine relaxation ? demanda-t-il à Tanya.

— Pourquoi le serait-elle ? demanda-t-elle en s’étirant comme si elle venait de mener à bien une tâche éreintante. « Rien ni personne ne peut atteindre un vaisseau dans l’hypernet.

— Ouais. Cela dit, si je me fie à ce que m’a déclaré Jaylen Cresida, c’est parce que, tant que nous sommes dans l’hypernet, nous n’existons que sous la forme d’une sorte d’onde de probabilité. »

Tanya lui fit la grimace. « C’est seulement ainsi que nous voit l’univers extérieur. Mais, dans notre propre cadre de référence, nous existons bel et bien, et je ne vous laisserai certainement pas gâcher cette occasion de me détendre par des cogitations incongrues. » Elle se tourna vers l’équipe de la passerelle. « Veillez au grain. Service réduit de moitié pour tout le monde le reste de la journée. Faites passer le mot.

— Vous êtes de bonne humeur, marmotta Geary quand ils quittèrent la passerelle.

— Je recommencerai à ordonner le knout dès demain matin. Pour l’heure, je vais m’entretenir un instant avec mes ancêtres, nos ancêtres, plutôt, les remercier de nous avoir permis de récupérer nos deux lieutenants sains et saufs, ce qui, au demeurant, ne vous nuirait pas non plus, puis je m’attellerai à la paperasse en souffrance.

— Je vais d’abord passer au lazaret, annonça Geary. Pour voir comment se portent Yuon et Castries.

— Pas si bien que ça, affirma Desjani en faisant la moue. Mais vous verrez par vous-même. »

Il ne s’agissait pas d’un de ces créneaux horaires consacrés aux examens médicaux de routine de matelots affligés de problèmes de santé bénins – il n’y avait d’ailleurs pas d’urgences médicales pour le moment –, de sorte qu’en arrivant au lazaret, Geary trouva le docteur Nasr assis à son bureau et plongé dans ses études. Le médecin ne prit que graduellement conscience de sa présence et le fixa en clignant des paupières comme s’il sortait d’un profond sommeil. « Des ennuis, amiral ?

— Rien que le tout-venant pour l’instant. » Geary se sentait toujours quelque peu mal à l’aise au lazaret. On l’avait conduit directement aux services médicaux après l’avoir extrait de la capsule de survie endommagée dans laquelle il avait dérivé pendant un siècle, congelé en sommeil de survie. D’où il se tenait, il ne pouvait pas voir la couchette où il s’était réveillé, désorienté et l’esprit confus, pour apprendre que tous ceux qu’il avait connus le croyaient mort depuis longtemps et que, durant ce présumé trépas, il était devenu un mythe : Black Jack. Sa première vision de Tanya (officier arborant inexplicablement la Croix de la flotte de l’Alliance, décoration que nul n’avait gagnée depuis près d’une génération du temps de Geary) restait elle-même étroitement liée à son hébétude du moment.

Il réprima son malaise et s’efforça de paraître détaché pour désigner d’un geste la cloison derrière laquelle les lieutenants Castries et Yuon étaient maintenus en quarantaine. « Comment vont vos patients ?

— Vous pouvez les observer de loin », l’avisa Nasr en ouvrant une fenêtre virtuelle.

Geary plongea le regard dans la fenêtre qui flottait devant lui et vit Yuon et Castries assis dos à dos dans le petit compartiment, et aussi éloignés l’un de l’autre que le permettait cet espace confiné (presque à touche-touche, donc). Les débris des cuirasses dont ils avaient été désincarcérés s’entassaient entre eux comme un mur. Loin d’offrir le spectacle d’une idylle romantique, Yuon et Castries se conduisaient comme un frère et une sœur qui se toléraient tout juste. « Combien de temps vont-ils devoir encore rester enfermés ensemble là-dedans ?

— Deux semaines et quatre jours, répondit Nasr. Je suis bien certain que, si vous le demandiez au lieutenant Castries, elle pourrait vous en fournir le décompte exact à la minute près.

— Le lieutenant Yuon n’a pas l’air très heureux non plus.

— Le sentiment est partagé, dirait-on.

— Aucun signe d’infection jusque-là ?

— Aucun. Vous en seriez aussitôt informé. »

Geary vit de petits appareils médicaux escalader en rampant le bras droit des lieutenants, qui, tous les deux, faisaient soigneusement mine de ne pas s’en apercevoir. « À quelle fréquence ces prélèvements ?

— Toutes les quatre heures. » Nasr observait les images d’un œil anxieux. « Ils se… euh… révoltent contre les circonstances. Ils sont passés, me semble-t-il, par les stades du déni, de la colère et du marchandage. Ils sombrent à présent dans la dépression. Je ne suis pas certain qu’ils arriveront un jour à l’acceptation. »

C’eût sans doute été drôle sans la flagrante misère de ces deux officiers qui, à un moment donné, arpentaient une rue de la Vieille Terre et qui, l’instant suivant, s’étaient réveillés dans le plus confiné des compartiments de quarantaine que pouvait fournir la technologie actuelle. « Leur administre-t-on des médicaments ?