» Afin de bien mettre les choses au clair, on m’a ordonné d’assumer le commandement en votre absence. Par “on”, j’entends bien sûr le QG de la flotte, qui, dans le même jeu d’instructions, a envoyé le capitaine Jane Geary, avec sa division de cuirassés et quelques renforts, récupérer des prisonniers de guerre de l’Alliance en territoire syndic. Le capitaine Geary a obéi aux ordres, tout comme moi. »
Badaya se fendit d’un nouveau sourire, et Geary saisit enfin la raison de sa délectation. « On s’attendait à ce qu’il pète les plombs, expliqua-t-il à Desjani. Il s’en doutait et il est tout content d’avoir déjoué les plans de ceux qui ont décidé d’expédier Jane au diable Vauvert et de lui confier, à lui, le commandement intérimaire.
— Pourquoi les gens que j’exècre s’acharnent-ils toujours à jouer les bonnes cartes ? se plaignit-elle.
— Je suis de nouveau à vos ordres, amiral, conclut Badaya avec une satisfaction évidente. La flotte s’est pliée à toutes vos instructions. Notre honneur est sauf. En l’honneur de nos ancêtres, Badaya, terminé. »
Geary resta quelques instants sans mot dire à la fin de la transmission puis il se tourna vers Tanya. « Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que le capitaine Badaya savait très exactement ce qui nous tracasserait, vous et surtout moi, et qu’il a pris un plaisir extrême à me faire savoir, ainsi qu’à nos trois sénateurs, dont vous remarquerez par ailleurs qu’ils font partie des destinataires de ce message, qu’il avait obéi à la lettre à vos ordres et n’avait rien commis de déshonorant, que ce soit trahison, crime, tricherie, sédition, insubordination, subversion ou bourde.
— Rien d’imprévisible en l’occurrence, donc. Il ne s’est pas montré d’une très grande subtilité quant au fait que tout le monde avait été discipliné.
— Badaya ? L’idée qu’il se fait de la subtilité est aussi grosse qu’une supernova. »
Geary secoua la tête sans cesser de fixer sombrement son écran. « Il a eu au moins la finesse de pressentir qu’on espérait le voir merdoyer.
— Pourquoi quelqu’un chercherait-il à en encourager un autre à renverser le gouvernement ? demanda Desjani. Ou à seulement se dresser contre lui ? Je ne comprends pas. Qui y gagnerait quelque chose ?
— Personne. » Mais ce mot n’avait pas franchi ses lèvres que Geary s’avisait de son erreur. D’aucuns s’imaginaient probablement qu’ils l’emporteraient à longue échéance. Et les Syndics, eux aussi, avaient tout à gagner, sur le long terme, à semer dans l’espace de l’Alliance la même zizanie que celle qui affectait de nombreux secteurs de leur propre territoire. Il n’arrivait sans doute pas à se convaincre qu’un officier supérieur ou un politicien de l’Alliance s’acoquinerait avec des agents notoires des Mondes syndiqués, mais les agents qui œuvraient en sous-main pour les Syndics chuchotaient probablement les pires insanités aux oreilles les plus réceptives. Au mieux, ces gens devaient alimenter les craintes relatives aux futures entreprises de Black Jack et inciter à des manœuvres qui n’avaient de sens qu’au sein d’une bulle hermétique de secret et de paranoïa.
La guerre s’était sans doute conclue par une victoire, mais la paix n’était toujours pas gagnée.
« Amiral ? »
Geary avait oublié que le général Charban se trouvait toujours sur la passerelle. Il se tourna vers lui. Charban tenait une tablette de données. « Qu’est-ce ?
— Un message des Danseurs.
— Pour moi ? » L’écran affichait une concaténation de symboles au-dessus d’une ligne de mots. Heureux. Rentrer. Vous. Bien. Achevé. « Ils nous félicitent d’être rentrés chez nous ?
— Oui. Encore que nous n’ayons toujours pas déterminé exactement ce que signifiaient pour les Danseurs des concepts comme “heureux” ou “bien”. Parfois “heureux” veut plutôt dire “adéquat”, voire “mené à son terme”. “Bien” semble rattaché à leur concept de motifs. Si ce qui est advenu correspond au motif qu’ils distinguent, c’est bien. Mais ce mot peut aussi se référer à d’autres notions que nous cherchons encore à comprendre.
— D’accord. » Geary consulta de nouveau le message. « Achevé. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Que quelque chose touche à sa conclusion. Leur mission ? La nôtre ? Un motif ? Difficile à dire. »
Tanya secoua la tête. « Les Danseurs ne peuvent-ils pas l’énoncer plus clairement ?
— Je crois qu’ils le pourraient, répondit Charban. J’en suis même certain. Mais ils ne le font pas. Comme je l’ai déjà dit, pour une raison qui leur est propre, ils maintiennent les échanges à un niveau très rudimentaire.
— Leur avez-vous demandé pourquoi ? » s’enquit Geary.
Charban sourit. « N’étant pas diplomate de formation, je leur ai posé la question. Leur réponse a toujours été identique : Bien.
— Bien ?
— Peut-être vous félicitent-ils de la leur poser », suggéra ironiquement Desjani.
Le sourire de Charban s’élargit. « C’est possible. J’incline plutôt à penser qu’ils nous font comprendre par là qu’ils se conduisent ainsi pour des raisons qui leur sont propres. Ne nous reste plus qu’à les découvrir. »
Au tour de Geary de secouer la tête. « Je n’arrive même pas à comprendre les motivations de certains de nos semblables, général.
— Sans doute. Nous continuons à chercher des miroirs qui nous révéleront des informations essentielles sur nous-mêmes, mais, au lieu de cela, les images qui s’y reflètent soulèvent parfois plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. J’ai quelquefois l’impression que l’univers et les vivantes étoiles nous rient au nez et que nous ne comprendrons rien à rien tant que nous n’aurons pas saisi la plaisanterie. Vous savez, comme cette antique réflexion dans Catch 42, qui dit plus ou moins : “Le vrai sens de la vie, c’est qu’on se fait toujours baiser à la fin.”
— Espérons que nous n’en arriverons pas là », laissa tomber Geary.
Le lendemain, un vaisseau estafette du gouvernement venait se ranger le long de l’Indomptable. Resplendissant dans son uniforme d’apparat que Tanya avait inspecté d’un œil critique avant de grommeler son approbation à contrecœur, Geary gagna la soute des navettes pour dire au revoir aux trois sénateurs.
Costa semblait plus sûre d’elle que jamais, Sakaï, fidèle à lui-même, ne révélait pas grand-chose, mais, pour la première fois dans le souvenir de Geary, Suva semblait curieusement frappée d’indécision.
« Quand les Danseurs doivent-ils partir pour Unité ? » demanda Costa.
Les envoyés Rione et Charban étaient également présents et, à cette question, le général tourna vers Rione un œil implorant.
« Nous le leur avons demandé, répondit-elle. Ils n’ont donné une réponse claire à cette question qu’il y a une demi-heure, en nous affirmant qu’ils n’iraient pas à Unité.
— Pourquoi ? demanda Suva. C’est le système stellaire central de l’Alliance. Ils doivent absolument le visiter. Le Sénat et le Grand Conseil au complet les y accueilleraient.
— Nous le leur avons annoncé, reprit Rione. Leur réponse a été. Varandal. Bien. Maintenant.
— Il me semble que nous avons besoin d’un sang neuf pour communiquer avec eux », déclara Costa. Bien qu’elle ne pût dissimuler l’amusement que lui procurait le désarroi de Suva, elle n’appréciait manifestement pas la nouvelle que Rione venait de leur apprendre.