Charban marqua une pause sans cesser de regarder droit devant lui. « Nous avons perdu la moitié de ma division pour massacrer tous les Syndics de cette lune. Deux semaines plus tard, nous en partions. J’ignore si les Syndics ont reconstitué sa garnison. Tout ce que je savais sur le moment, c’était que j’avais perdu la moitié de ma division pour investir une lune que nous avons presque aussitôt abandonnée. Je n’en pouvais plus. J’ai remis ma démission. J’avais servi trop longtemps. On a dû m’accorder ma retraite. Pourquoi j’ai survécu quand tant d’autres ont trouvé la mort, je n’en sais rien. Mais trop c’est trop, amiral. Et je n’y croyais plus. Je n’arrivais plus à me persuader que les gens responsables de la stratégie et de la planification savaient ce qu’ils faisaient. Que ces hommes et ces femmes qu’on envoyait à la mort parvenaient à un autre résultat que leur sacrifice.
— Je comprends. Sincèrement. »
Charban souffla une longue bouffée d’air puis chercha enfin le regard de Geary. « Oui. Je vous crois. Avez-vous livré ces rapports à la presse ?
— Non.
— L’auriez-vous fait ? Ne répondez pas. Je crois le savoir. Mais sachez ceci sur moi : je n’ai pas le droit d’être ici, d’être encore en vie, quand j’ai mené tant de gens au casse-pipe. Je vais consacrer le peu de temps qu’il me reste à vivre à tenter de changer les choses. Je croyais pouvoir le faire en entrant en politique. Je n’y crois plus. Mais, avec les Danseurs, j’aurai peut-être une petite chance de peser sur la situation. De poser les prémisses d’une réelle compréhension entre nos deux espèces. Est-ce que ça suffirait, amiral ? » Le regard de Charban, assombri par une émotion refoulée, soutint celui de Geary. « À justifier ma survie après leur mort ?
— Général, je ne suis pas assez avisé pour connaître la réponse à cette question, répondit Geary d’une voix douce. Je reconnais qu’à notre première rencontre votre aversion à recourir à la force quand elle est nécessaire m’a laissé quelque peu sceptique, mais je comprends vos motivations. Qu’arrivera-t-il si les Danseurs repartent chez eux sans permettre à un seul être humain de les accompagner ? Vous tournerez-vous de nouveau vers la politique ? »
Charban mit un moment à répondre. « Je le devrais, selon vous ?
— Je crois que nous avons surtout besoin de davantage de dirigeants capables de réfléchir aux conséquences de leurs actes et de leurs décisions. J’ignore si je tomberais toujours d’accord avec les vôtres, mais je sais au moins que vous tiendrez compte de leurs effets à long terme. Et… » Geary dut s’interrompre pour s’assurer qu’il allait formuler correctement la suite. « Ces hommes et femmes que vous commandiez, comme ceux que je commande moi-même, sont morts eux aussi pour défendre leur maison et leur famille. Il me semble que leur sacrifice mérite des dirigeants qui se le rappellent et qui se souviennent d’eux. »
Charban garda longuement le silence avant de finir par hocher la tête. « Vous n’avez peut-être pas tort. J’y réfléchirai. Mais je vous empêche de retrouver l’envoyée Rione, et, puisque ce vaisseau doit bientôt rejoindre le gros de la flotte, vous avez certainement de nombreuses autres préoccupations. » Il s’éloigna, la tête ployée sous le poids de ses pensées.
Rione attendait Geary devant l’écoutille de sa cabine quand il l’atteignit, mais elle déclina d’un geste son invitation à entrer. « Je dois embarquer, amiral.
— Vous partez ?
— Oui. Un vaisseau vient me prendre. » Une ombre passa sur son front, témoignage de tristesse et de résolution sans doute fugace mais reconnaissable entre tous. « Je n’ai trouvé aucune information édifiante sur l’état de mon époux. Je vais devoir débusquer des réponses.
— Si jamais quelqu’un a failli à ses engagements… »
Elle le fit taire d’un geste tranchant. « Si c’est le cas, je prendrai les mesures nécessaires et, moins vous en saurez, mieux ce sera sans doute. Mais sachez au moins ceci : l’Alliance a reçu des rapports crédibles selon lesquels le gouvernement des Mondes syndiqués, à Prime, serait miné par des luttes intestines. Il y a eu d’autres coups d’État et des tentatives avortées. Les dispositions prises par le gouvernement central syndic pour interdire à la flotte de rentrer de Midway font apparemment partie des rares décisions qu’il a entérinées et tenté de concrétiser.
— Pourquoi n’ai-je pas vu ces rapports ? demanda Geary. Le lieutenant Iger m’a affirmé que nous n’avions rien reçu de nouveau sur le gouvernement syndic.
— Vous n’avez rien reçu. Parce qu’ils sont classifiés et stockés dans des compartiments dont l’accès n’est pas autorisé aux unités de la flotte. » Elle secoua la tête en réaction à sa fureur spontanée. « Ne vous donnez pas la peine de râler. Vous savez que je suis d’accord avec vous à cet égard. Voici leur substantifique moelle : pendant que les gens de leur gouvernement central s’emploient à se planter mutuellement des poignards dans le dos, de larges secteurs du territoire encore techniquement contrôlé par les Syndics régressent vers une structure sociale quasi féodale. Des CECH disposant d’assez de fortune et de puissance de feu prennent le contrôle des systèmes stellaires avoisinants. En l’absence d’un pouvoir assez coercitif du gouvernement central, ils ont les coudées franches.
— Ce qui reste des Mondes syndiqués tomberait en quenouille ? »
Le geste de Rione trahit cette fois son indécision. « Peut-être. Mais cette restructuration féodale va peut-être aussi stabiliser leur effondrement. Il est encore trop tôt pour le dire. Je n’en sais pas plus.
— Avez-vous eu des informations sur le capitaine Jane Geary et ses vaisseaux ?
— Non. Il s’agissait apparemment d’un problème purement intérieur à la flotte. Ceux qui les ont expédiés n’ont pas reçu leur feuille de route du Sénat. Du moins n’ai-je pas réussi à en identifier la source jusque-là.
— Merci. » Geary hésita. Il cherchait le mot juste. Il prit brusquement conscience que Rione risquait de ne pas revenir et que, si elle retrouvait son mari en aussi bonne santé qu’on pouvait l’espérer, elle aurait mieux à faire qu’accompagner la flotte.
Alors qu’il cherchait encore la meilleure façon de lui faire cette fois-ci ses adieux, elle lui adressa un signe de tête, sans mot dire, puis tourna les talons et entreprit de remonter la coursive d’un pas vif.
Il entra dans sa cabine, ôta sa vareuse et se laissa pesamment tomber dans le seul fauteuil confortable. L’écran qui surplombait la table basse était réglé sur Varandal, de sorte qu’il y resta affalé quelques instants, à observer les nombreux vaisseaux, installations orbitales et objets naturels qui tournaient autour de l’étoile, autant de points brillants décrivant de lents cercles paresseux entre les planètes.
Il se rembrunit soudain en constatant que six de ces points accéléraient de conserve, à une allure extrêmement impressionnante, pour s’éloigner de l’Indomptable et se diriger vers…
Son panneau de com fit entendre un bourdonnement insistant.
« Les Danseurs se sont envolés comme des Furies infernales ! annonça Desjani.