Il s’interrompit une seconde puis reprit en s’exprimant avec son habituelle, impassible componction. « Vous savez tous que mon système natal a été détruit pendant la guerre et que les survivants ont ensuite continué d’occuper ses défenses pour attendre le retour des Syndics. Je sais qu’ils ont signalé depuis de très nombreuses attaques imminentes. La plupart n’étaient que des illusions. Hommes et femmes juraient en avoir vu les signes, avoir détecté l’arrivée de l’ennemi. Fortifiés dans les ruines de tout ce qu’ils avaient connu naguère, les défenseurs voyaient fréquemment l’ennemi revenir à la charge. Ils croyaient sincèrement le voir. Ce n’était ni une tactique ni une tentative pour en induire d’autres en erreur. »
Au terme d’un long silence, Badaya s’esclaffa de nouveau, d’un rire cette fois aussi bref que rauque. « Peut-être sommes-nous pareils. Nous aussi, nous avons besoin d’ennemis, n’est-ce pas ? Ne serait-ce que pour justifier la permanence de la flotte actuelle.
— Nous n’avons pas imaginé les agressions des Syndics lors de leur retour à Midway, rétorqua Desjani.
— Je vous l’accorde. » Badaya plissa le front en un cocasse simulacre de concentration. « Mais imaginons que nous soyons les citoyens ordinaires d’un système stellaire moyen de l’Alliance. Nous entendons parler de ce qu’ont fait les Syndics et nous nous demandons pourquoi nous devrions nous inquiéter. C’était en territoire syndic ! Les Énigmas et les Bofs ? Au diable Vauvert ! Pourquoi aurions-nous besoin d’une flotte de cette importance ? Parce que ses officiers voient du danger partout ?
— C’est… » Desjani dut visiblement livrer un combat intérieur pour poursuivre. « D’accord. Vous marquez un point. Nous devons convaincre ces citoyens que les ennemis que nous redoutons sont bien réels.
— Et que certains de ces dangers le sont aussi, convint Duellos. D’autant que la force à qui l’on a confié la tâche de les affronter par-delà les frontières de l’Alliance – la flotte en l’occurrence – n’y est prête qu’à soixante pour cent, au lieu des cent pour cent exigés par le protocole.
— Espérons que le QG et le gouvernement en sont conscients, dit Geary. On n’a plus reçu d’ordres de leur part depuis que Jane Geary a été envoyée au loin ?
— Non, mais ça ne saurait tarder, répondit Duellos. Vous ne l’avez peut-être pas remarqué dans la précipitation de votre arrivée, mais trois vaisseaux ont emprunté le portail de l’hypernet dans les quelques minutes qui ont suivi le retour de l’Indomptable. Dont un vaisseau estafette officiel, tandis que les deux autres se prétendaient des bâtiments civils sans rapport avec le gouvernement en dépit de leur très haute vélocité et du fait qu’ils avaient, tout comme l’estafette, rôdé pendant des semaines autour du portail. Nombre de gens tenaient à savoir si Black Jack était rentré. Des rouages doivent maintenant commencer à s’engrener. Mais quels rouages et à quelles fins ? »
Nul n’avait la réponse à ces questions.
Tout le monde quittant la passerelle pour gagner la soute des navettes de l’Indomptable, le capitaine Smyth s’attarda un instant. Il attendit que Geary en eût refermé l’écoutille pour prendre la parole : « Je dois vous parler du financement, lâcha-t-il en se grattant la barbe d’une main. Nous rencontrons des problèmes. »
Geary hocha la tête en s’efforçant de ne pas afficher une longue figure. « On commencerait à comprendre ?
— À comprendre ? demanda Smyth, pris de court. Oh ! Non. Il ne s’agit pas de ça. Le seul qui ait une vision assez complète de ce que nous faisons est l’amiral Timbal et il s’est montré très clair : tant que les ordres de paiement pour les travaux de radoub sur nos vaisseaux continueraient de passer, il ne tenait surtout pas à savoir comment nous nous débrouillons pour obtenir l’autorisation de ces débours. »
Smyth se dirigea vers la table de Geary et pianota sur quelques touches : l’image de rangées serrées de codes et de programmes organisationnels reliés entre eux par un réseau emberlificoté de lignes droites et de traits en pointillé s’afficha. « Voici un schéma simplifié des sources auxquelles nous puisons nos fonds.
— Simplifié ? Vous voulez rire ? demanda Geary en fixant le foutoir.
— Allons, amiral, ça n’a rien de terrifiant. De notre point de vue, c’est même plutôt bénéfique. C’est si complexe et embrouillé que ça nous laisse une énorme marge pour travailler. » Smyth afficha une mine vertueuse. « À l’intérieur du système, bien sûr.
— Bien sûr, convint Geary. Où est le problème, alors ?
— Nous ne pouvons ponctionner que l’argent qui s’y trouve. Si les puits commencent à se tarir, peu importent les ruses auxquelles nous recourons pour ouvrir les robinets en grand. Nous en extrayons de moins en moins.
— Tous ces comptes et ces programmes seraient en voie d’épuisement ?
— En effet. Les plus grosses subventions ont cessé en amont. » Smyth fit courir l’index de haut en bas. « À tel point qu’on doit faire de la cavalerie pour couvrir les débits.
— De la cavalerie ? On prend à Pierre pour payer Paul, voulez-vous dire ?
— Oh non, rien d’aussi innocent. » Smyth sourit. L’ange de tout à l’heure était devenu pirate. « L’argent change de place si vite qu’on peut le comptabiliser comme s’il se trouvait en même temps en deux, voire plusieurs endroits différents. Il existe de petits trucs permettant de le déplacer à une telle vitesse qu’il donne l’impression de se trouver simultanément sur de multiples comptes, de sorte qu’on peut les additionner, tant et si bien qu’on a l’air de disposer d’assez de fonds pour pouvoir payer Pierre, Paul et Marie, mais qu’on ne les laisse jamais assez longtemps en place pour que les chèques soient encaissés. »
Geary s’assit pesamment sans quitter l’embrouillamini des yeux. « Je n’y crois pas. Comment touche-t-on notre argent, en ce cas ?
— Du fait qu’il rebondit ! Ce qui signifie qu’avant de repartir ailleurs il doit au moins rester quelque part un très bref laps de temps. Et, quand on dispose du logiciel idoine et d’un génie aux cheveux verts capables de repérer ces schémas, on peut procéder à nos ponctions à ce moment précis. » Smyth fronça les sourcils, méditatif, et fixa le lointain. « Un peu comme les tirs au pigeon d’argile, j’imagine. Non, plutôt comme dans ces jeux d’arcade où il fallait frapper la tête d’une taupe avec un marteau. Avec le concours de l’inestimable lieutenant Shamrock, nous sommes prêts à assommer toutes les taupes dès qu’elles surgissent de terre et à en écrémer chaque fois une petite partie. »
Quelque chose dans cette dernière affirmation contraignit Geary à décocher à son interlocuteur un sévère regard inquisiteur. « N’écrémeriez-vous pas davantage ? »
Smyth réussit à afficher simultanément stupeur, piété et sincérité. « Oh non, amiral ! Certains seraient sans doute tentés de le faire dans ces circonstances, mais ils ne verraient pas plus loin que le bout de leur nez. Ça n’a qu’un temps, amiral. Si vite que les balles rebondissent, il faudra bien qu’à un moment donné le gouvernement règle les factures ou se déclare failli. Une fois le gouvernement de l’Alliance en faillite, les conditions présentes nous paraîtront idylliques. Je crois pour ma part qu’il réussira d’une manière ou d’une autre à trouver l’argent.