— D’Europa ? » répéta Geary, n’en croyant pas ses oreilles. On avait détruit toutes les cuirasses, il en avait la certitude. Et les fusiliers n’avaient rien rapporté de la surface sauf… « Les vêtements qu’ils avaient sur le dos ! »
Smyth opina. « Désormais regardés comme fabuleusement précieux en raison de leur origine. Je peux comprendre le besoin de se montrer… euh… industrieux. Ce n’est pas si souvent qu’un caleçon sale rapporte le pactole à son propriétaire, n’est-ce pas ? Nonobstant tout le reste, la seule ironie de cette entreprise est impayable. Mettre des objets liés à Europa sur le marché ne va pas seulement susciter un formidable engouement de la part des collectionneurs, mais aussi l’intérêt, bien plus périlleux, de diverses autorités gouvernementales, police, douanes, ordre des médecins et autres. Et, si elles commencent à fourrer un peu trop leur nez dans ce… »
Elles risquaient de découvrir le montant exact des sommes d’argent que se procurait Geary pour maintenir la flotte en état et opérationnelle. Le chef Gioninni était sûrement responsable de ces trafics. Les bénéfices potentiels et l’aspect probablement licite de ces ventes, techniquement parlant au moins, avaient dû l’éblouir et lui faire oublier sa prudence habituelle. Il suffirait sans doute, pour y mettre un terme, d’en toucher deux mots à Tanya et au général Carabali, afin de prévenir la première contre Gioninni et d’informer la seconde de ce que magouillaient ses fusiliers. « Je veillerai à arrêter ça, capitaine Smyth. Merci de m’en avoir avisé. »
Si seulement tous les problèmes pouvaient se régler aussi aisément…
Six jours plus tard, un autre vaisseau estafette émergeait à Varandal par le portail de l’hypernet. D’autres s’étaient déjà pointés avant, mais Geary n’avait pas assisté à l’irruption de celui-là sans une certaine appréhension. Compte tenu du délai exigé par un aller et retour au QG de la flotte, c’était précisément ce jour-ci au plus tôt que ses nouvelles instructions devaient arriver, maintenant que le QG était informé de son retour. L’image de l’émergence de l’estafette mit sans doute des heures à parvenir jusqu’à l’orbite de l’Indomptable, mais, dès qu’il la vit, Geary comprit qu’il n’aurait plus longtemps à attendre.
Cinq minutes plus tard, une note suraiguë annonçant la réception d’un message à haute priorité destiné à lui seul se faisait entendre.
Il la laissa se répéter à quatre reprises avant de toucher une commande pour la réduire au silence et lire l’identification de son en-tête : Quartier général de la Flotte de l’Alliance, instructions au commandant de la Première Flotte de l’Alliance.
Il dut prendre sur lui pour ouvrir le message et découvrir sa teneur. Il banda ses muscles et compta lentement à rebours avant d’appuyer sur la touche.
Trois. Deux. Un.
Huit
À l’instar de la plupart des officiers de la flotte, Geary s’était toujours représenté son QG comme un monde éloigné occupé par des gens dont l’activité principale consistait à satisfaire le désir de leur supérieur direct de disposer d’un état-major plus important que celui de ses collègues et de pondre des règlements arbitraires, aussi inapplicables qu’absurdes, auxquels les hommes et femmes des unités de la flotte devraient se plier. Mais, depuis son réveil, maintenant qu’on l’avait bombardé à des fonctions exigeant de lui qu’il ait beaucoup plus fréquemment affaire au QG, il en avait appris bien plus sur cet état-major, et, conséquemment, sa méfiance à son encontre n’avait cessé de croître démesurément.
Le message commençant de se dérouler, il vit deux personnages s’afficher devant lui au lieu d’un seul. « Je suis l’amiral Tosic, commandant en chef des opérations spatiales de l’Alliance », se présenta le premier, homme maigre et efflanqué, sur le ton du défi. L’amiral Celu, ancien commandant en chef de la flotte, aurait-il déjà été remplacé ? Geary se demanda si Celu s’était retirée volontairement ou si on l’avait poussée vers la sortie.
La femme qui se tenait aux côtés de Tosic semblait moins agressive mais restait énergique. « Général Javier, commandant en chef des forces terrestres de l’Alliance.
— Vos ordres, amiral Geary, sont de conduire la première division de croiseurs de combat ainsi qu’un escadron de croiseurs légers et quatre de destroyers au système stellaire d’Adriana, déclara tout de go Tosic, sans aucun préambule de courtoisie. Votre détachement ne comptera pas davantage d’unités. Les analystes des opérations du QG affirment qu’il devrait suffire à remplir la mission qui vous a été assignée ; en outre, compte tenu des actuelles coupes budgétaires, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de déployer plus d’effectifs que nécessaire. Une fois à Adriana, vous devrez coordonner votre action avec les forces terrestres de l’Alliance pour mener à bien le retour de réfugiés syndics au système de Batara, et prendre toutes les mesures exigées pour que ce problème soit définitivement réglé à Adriana. Votre mission remplie, vous rentrerez à Varandal y attendre les ordres. Tosic, terminé. »
L’image disparut. Geary resta longuement les yeux braqués sur l’écran puis afficha une carte stellaire pour se rafraîchir la mémoire et raviver ses souvenirs d’Adriana et Batara, non sans se demander pourquoi il n’avait qu’un souvenir confus de ce dernier système. Il se rappelait certes qu’Adriana se trouvait dans l’espace de l’Alliance, mais… Batara… « Tanya, pourriez-vous descendre dans ma cabine ? J’aimerais discuter avec vous de mes nouvelles instructions. »
Desjani se pointa quelques minutes plus tard, renfrognée, alors qu’il se repassait le message et que l’amiral Tosic énonçait de nouveau ses ordres.
« Tu sais quoi ? lui demanda-t-elle d’une voix caustique à la fin du message. Tosic a peut-être l’air formidable quand il parle sur ce ton, mais il est surtout pompeux. Où donc est Batara ?
— Ici. » Geary pointa un écran des étoiles qu’il venait tout juste de réactiver. « Je m’en suis souvenu parce qu’il faisait partie du groupe de Hansa.
— Le groupe de Hansa ?
— Une coalition de quatre systèmes qui a toujours refusé de se joindre à l’Alliance ou aux Mondes syndiqués. Ils voulaient conserver une totale indépendance. »
Desjani fixait l’écran. « Dans la mesure où Batara se trouve depuis toujours dans l’espace syndic, ça n’a pas dû trop bien se passer pour le groupe de Hansa, j’imagine ?
— Non. Les Syndics ont débarqué un beau jour en prétendant y avoir été invités, et ils ont pris le pouvoir. Environs trois ans avant d’attaquer l’Alliance. La plus sévère alerte que nous ayons connue avant… eh bien, avant la guerre.
— Nous n’avons pas réagi ? s’enquit Desjani en s’étouffant presque sur chaque mot.
— Non. » Il ne se rappelait que trop bien ce mélange d’espoir et d’appréhension qui régnait à l’époque dans la flotte : espoir de voir enfin les Syndics se ramasser une bonne volée et appréhension quant à la capacité d’une intervention restreinte à restaurer l’indépendance du groupe de Hansa sans déclencher un conflit généralisé entre l’Alliance et les Mondes syndiqués. Mais, pressentant que Tanya et ses contemporains trouveraient certainement de telles inquiétudes absurdes, il n’en dit rien.
« Peut-être que si nous étions intervenus… grommela-t-elle.