— J’emmènerai Duellos et l’Inspiré.
— Ce n’est pas pareil. L’Inspiré n’est pas l’Indomptable et Duellos n’est pas… » Elle reporta sur lui un regard trahissant une vulnérabilité bien peu coutumière. « Depuis que nous vous avons retrouvé, depuis que nous vous avons arraché à cette capsule de survie endommagée, je garde un œil sur vous afin que vous puissiez mener à bien votre… mission.
— Vous avez cherché à me quitter une fois, fit remarquer Geary. À la fin de la guerre, quand…
— Je savais que vous viendriez me chercher ! » Tanya baissa la tête et fit la grimace. « Je me montre stupide. J’en suis consciente. Cela dit, le QG vous prépare un coup fourré. Vous le savez comme moi. Cette mission a l’air toute simple. Mais on veut vous voir échouer.
— Et votre présence à mes côtés, pour m’aider à repérer les problèmes avant qu’ils ne me tombent dessus, me manquera, déclara-t-il, parfaitement sincère. L’Indomptable aussi va me manquer. Mais Robert Duellos a l’esprit affûté. Ce n’est certes pas Tanya Desjani, mais je crois qu’il fera l’affaire.
— Qu’en est-il de votre niveau de stress ? »
Elle connaissait mieux que personne l’impact que le stress post-traumatique avait parfois sur lui.
« Je vais mieux. Beaucoup mieux. Je ne sais pas encore pourquoi. Mais tout se passera bien.
— Oui, amiral. » Tanya releva les yeux, se redressa et se recomposa une contenance. « Ce sont vos ordres, c’est votre boulot et je suis une militaire. Comment puis-je vous aider ?
— Vous le faites déjà. Mais je vais aussi vous nommer commandant intérimaire de la flotte en mon absence. De sorte que je n’aurai pas à m’inquiéter de complications pendant que je serai au loin.
— Ouais. D’accord. Et si Jane Geary revenait entre-temps ?
— Vous resteriez commandant par intérim. » Il s’efforça de ne pas laisser transparaître son inquiétude, mais Tanya lut en lui.
« Jane reviendra, le rassura-t-elle. Le Diamant et les Danseurs referont aussi surface. Je tâcherai de garder tout le monde ici jusqu’à votre retour. Et si vous emmeniez quelques transports d’assaut et des fusiliers supplémentaires ?
— Ce n’est pas autorisé, Tanya. Je me contenterai de ceux qui sont affectés aux croiseurs de combat de la première division. Les forces terrestres ne sont pas censées se livrer aux lourdes tâches exigées par cette mission. »
Tanya réfléchit un instant puis lui décocha un regard aigu. « Sachez que Robert Duellos est soumis en ce moment à une très forte pression. Sa femme ne lui a pas encore posé un ultimatum façon “Choisis entre la flotte et ta famille”, mais on n’en est pas loin et, pour lui, c’est un dilemme infernal. S’il quitte la flotte, il sera complètement perdu, incapable d’y trouver un substitut qui l’intéresse. Mais, si sa famille le quitte, il ne vaudra guère mieux. »
Geary tiqua en se représentant mentalement le choix auquel était confronté Duellos. « Il risque vraisemblablement d’être distrait.
— Non. Il est trop doué pour ça. Il pourrait l’être. Gardez cela à l’esprit. À propos de “distractions”, ne vous inquiétez plus de ces articles d’Europa qui étaient offerts à l’encan. On a mis un terme définitif à ces ventes.
— Vous avez parlé à Gioninni ?
— Tout dépend de ce qu’on entend par “parler”, répondit Tanya. Le message lui a été transmis en termes parfaitement clairs. Je vous avais dit qu’il ne serait pas mauvais que Gioninni surveille Smyth, parce que Smyth pourrait aussi tenir Gioninni à l’œil. Peut-être n’y a-t-il pas d’honneur chez les voleurs, mais il y a au moins la concurrence.
— Merci, Tanya. Pour tout.
— Si vous tenez vraiment à me remercier, sortez-vous le passé de l’esprit, concentrez-vous sur le présent et revenez-moi en un seul morceau… amiral. »
Il y a toujours trop à faire et trop peu de temps pour tout régler.
Pourtant, alors qu’il parcourait fébrilement les coursives de l’Indomptable à la veille de son transfert sur l’Inspiré, Geary se retrouva sans trop savoir comment devant les compartiments réservés au culte. Il fit halte, songea à toutes les tâches dont il devait encore s’acquitter puis pénétra lentement dans une des étroites chambres inoccupées. Il ferma la porte au nez des matelots qui feignaient poliment de ne pas chercher à troubler son intimité puis s’assit sur la petite banquette de bois. Une chandelle reposait devant lui sur une étagère et il l’alluma.
La flamme de la bougie vacillait sous le courant d’air engendré par la ventilation du compartiment, et ombres et lumière dansaient sur les cloisons. Geary la fixa, y cherchant images ou inspiration.
Tout le monde me prête une intimité ou une proximité particulière avec les vivantes étoiles, mais je n’ai que l’espoir de voir mes ancêtres me souffler ce qu’il me faut savoir.
La même chose que tout le monde, en somme : l’espoir de bien faire.
Est-ce que je fais bien ?
Il s’efforça de se vider l’esprit, de l’ouvrir à tout ce qui pouvait s’y immiscer. Mais, en dépit de ses efforts, sa mission imminente continuait de le hanter. C’est sûrement un piège. Je dois partir du principe que c’en est un. Exactement comme si j’avais affaire aux Syndics, même s’il ne s’agit pas d’eux.
Qu’est-ce donc exactement qui déclencha le souvenir qui s’imposa soudain à lui ? Son père, l’air très en colère, comme d’ailleurs assez fréquemment de son vivant pour apprendre au jeune John Geary à affronter stoïquement sa désapprobation, lui posait cette question : « Pourquoi ne me l’as-tu pas demandé ? »
Geary fut parcouru d’un frisson en se rappelant la réponse qu’il lui avait faite à dix ans : « Je croyais que c’était ce que tu voulais. Et, si je te l’avais demandé, tu aurais piqué une crise.
— Ne présume jamais ! Ne tiens jamais pour acquis que tu sais ce dont j’ai envie ! »
Geary secoua la tête et revint au présent, sidéré par la vivacité de ce souvenir. Ne présume jamais. Pourquoi me le suis-je rappelé ? Je ne me souviens même pas des circonstances précises. Juste que j’étais certain de bien faire et que je m’étais trompé.
Était-ce un message ?
Il fixa la flamme. Très bien, père. Peut-être la lumière des vivantes étoiles t’a-t-elle suffisamment délié l’esprit pour me l’expliquer maintenant, ce que tu as rarement fait dans la vie. Il y a longtemps que je t’ai pardonné. Ça ressemblerait bien à son père de lui donner un conseil en forme de sermon.
Devrais-je ne pas présumer que cette mission est un piège ? C’est pourtant la seule option sûre.
Mais ça ne veut pas dire qu’il me faille fermer les yeux à l’éventualité qu’elle cache autre chose.
Merci, mes ancêtres. Merci, père.
Geary souffla la chandelle et quitta le compartiment, étrangement réconforté par le message ambigu qu’on venait peut-être de lui transmettre.
Il émanait de l’Inspiré une subtile impression de décalage. Pourtant ce bâtiment, de la même classe et du même modèle que l’Indomptable, avait été comme lui assemblé aussi vite que possible, puisqu’on s’attendait à ce qu’il soit détruit au combat ou, à tout le moins, assez endommagé pour qu’on le réduise en ferraille et en pièces détachées dans les deux années, au mieux, qui suivraient sa construction. La disposition des lieux était identique, tout comme la conception de sa passerelle et de ses autres équipements essentiels.