Mais Geary avait vécu assez longtemps à bord de l’Indomptable pour s’être familiarisé avec chacune de ses soudures grossières, chacune de ses arêtes aiguës, chaque portion de son fuselage que les dommages et les réparations successives avaient modifiées de manière infime. L’Inspiré présentait des soudures tout aussi grossières et des arêtes non moins aiguës à des emplacements différents, ainsi que des divergences mineures en matière d’équipement et de disposition du matériel. C’était comme de regarder des jumeaux qui ne seraient pas… tout à fait identiques.
Il prit place dans un fauteuil de commandement qui ne ressemblait pas exactement à celui dont il avait l’habitude, près du siège où était assis un Robert Duellos plutôt qu’une Tanya Desjani, et il s’efforça de ne pas se laisser déstabiliser. Je suis un officier de la flotte. Il est ridicule, déplacé et antiprofessionnel de s’attacher à un unique bâtiment de la flotte. En outre, l’Indomptable est le vaisseau de Tanya, pas le mien, et…
L’Indomptable est le vaisseau de Tanya.
Serais-je devenu un peu trop dépendant de son opinion ? Tanya est douée. Extrêmement douée. Mais je ne peux pas me permettre de m’appuyer sur son seul soutien. Si bonne que soit notre équipe au combat, je dois me montrer capable de décider par moi-même.
Le portail de Varandal était proche, et le capitaine Duellos attendait patiemment que Geary donnât son aval.
Mais celui-ci attendit encore un instant, le regard rivé à son écran. L’Inspiré n’avait pas encore quitté Varandal et il voyait toujours l’Indomptable, mais à des heures-lumière de distance. Il ne s’en était jamais autant éloigné depuis son réveil, sauf pendant sa brève lune de miel à Kosatka. Ni non plus de Tanya, au demeurant. Je n’aurais pas dû la nommer commandante de la flotte par intérim. J’aurais mieux fait de lui accorder une permission pour qu’elle retourne voir ses parents à Kosatka.
Qui est-ce que j’essaie de leurrer ? Elle aurait refusé. En lui confiant cette responsabilité, j’ai au moins la certitude qu’elle est pieds et poings liés et ne cherchera pas à me cavaler après avec la moitié de la flotte. « Permission d’emprunter le portail de l’hypernet, capitaine Duellos. Destination le système d’Adriana. »
Geary s’était attendu à y trouver le chaos. Mais pas un chaos aussi brûlant.
Quand son petit détachement émergea de l’hypernet, l’écran de Geary se réactualisa à vive allure. Il lui avait déjà montré les sept planètes orbitant autour de l’étoile : l’une d’elles, à neuf minutes-lumière de celle-ci, était légèrement trop froide mais, cela mis à part, tout à fait habitable. Une autre, éloignée seulement de deux minutes-lumière, n’était qu’un caillou stérile et torride. Par-delà le seul monde habitable, deux planètes dépareillées tournaient l’une autour de l’autre tout en gravitant autour de l’astre, engendrant des forces de marée si puissantes que les hommes les évitaient. Les trois restantes étaient des géantes gazeuses voguant majestueusement dans l’espace, dédaigneuses des exploitations minières et des installations industrielles qui tournoyaient autour comme autant d’insectes parasites.
Tout cela correspondait aux quelques souvenirs que Geary gardait de ce système stellaire. Sa population avait explosé, conséquence de la guerre et de la position d’Adriana juste derrière les systèmes frontaliers convoités par les deux bords, de sorte que s’étaient multipliées les villes, que les cités s’étaient agrandies et que les installations spatiales avaient proliféré. L’hypernet n’existait pas encore la dernière fois qu’il avait traversé cette région de l’espace, et Adriana n’avait pas été assez prospère pour mériter, en vertu de sa seule économie, un de ces portails extrêmement coûteux. Mais la proximité de la frontière des Mondes syndiqués l’avait rendu nécessaire dans le cadre du réseau défensif édifié durant le conflit. Durant des décennies, il n’avait servi qu’au transfert rapide de forces de l’Alliance partout où les Syndics lançaient leurs attaques, afin de les amasser au plus vite pour les repousser.
Les installations défensives récentes pullulaient. De si loin, les senseurs de l’Inspiré eux-mêmes ne parvinrent pas dans l’immédiat à déceler les signes de coupes budgétaires, mais Geary soupçonnait nombre d’entre elles d’être bien plus mal en point qu’il n’y paraissait. Si sa propre flotte avait reçu l’ordre d’émettre des rapports quelque peu « optimistes » sur sa pleine capacité opérationnelle, ces unités-là avaient probablement eu droit, elles aussi, à des instructions similaires.
Des bribes d’informations basiques sur le système stellaire furent précipitamment confirmées, puis, de nouveaux symboles apparaissant sur son écran pour révéler la situation présente, Geary se concentra sur l’activité qui y régnait. Ce qui ressemblait à un escadron complet des appareils d’attaque rapide (AAR) à courte portée des forces de l’aérospatiale orbitait autour de la planète habitée en s’efforçant de cornaquer une théorie bigarrée de cargos civils et de transports de passagers. Parmi ces derniers bâtiments, beaucoup étaient des modèles syndics vieillissants, tout comme une douzaine d’autres qui, éparpillés dans tout le système, fuyaient pour se soustraire aux interceptions de nouveaux AAR fondant des planètes ou des lunes sur lesquels ils étaient basés. Les canaux d’information officiels étaient saturés de transmissions, d’ordres venant de partout à la fois, de requêtes, de pétitions, de plaintes, de discussions, de suppliques, de menaces, de débats et de justifications.
« C’est un général des forces terrestres qui commande ici, annonça timidement un officier de quart. Mais le colonel de l’aérospatiale donne des ordres contradictoires. Sans compter que le gouvernement d’Adriana en donne au général et que le général et le colonel en donnent au gouvernement. Les autorités de la police locale interviennent aussi, ainsi que divers officiels locaux. Et tous les vaisseaux de réfugiés exigent qu’on les laisse partir ou qu’on leur accorde l’asile, quand ils n’implorent pas des secours. Ce n’est pas seulement une déroute générale, commandant. C’est bien plus compliqué. »
Le visage de Duellos passa par plusieurs expressions successives avant d’opter pour l’acceptation. « Les AAR de l’aérospatiale n’ont pas les moyens d’intercepter tous ces vaisseaux de réfugiés en fuite. Je préconise qu’on envoie quelques destroyers à leurs trousses, amiral.
— Quelques destroyers ? On va les envoyer tous. » Geary marqua une pause en se demandant ce qu’il attendait. Oh ! C’est là que Tanya interviendrait et m’aiderait à assigner tel destroyer précis à tel vaisseau spécifique de réfugiés. Duellos, lui, s’en remet à moi en l’occurrence. Il attend mes ordres, puisque nous n’avons pas établi entre nous une telle relation de travail. Mais ni les destroyers ni les vaisseaux de réfugiés n’étaient à ce point nombreux, de sorte que Geary n’eut aucun mal à entrer lui-même les noms de ses unités, pour très vite désigner un ou deux destroyers chargés de piquer sur les vaisseaux en fuite. « À tous les destroyers du détachement Adriana, exécutez les ordres ci-joints. Interceptez et rassemblez les cibles qui vous ont été assignées puis escortez-les jusqu’aux autres vaisseaux de réfugiés déjà gardés en orbite. Je tiens à ce qu’aucun ne soit détruit ni désemparé. Juste quelques tirs de sommation. Avant de faire feu sur un vaisseau si c’est nécessaire, demandez l’autorisation. »