Geary se retrouva de nouveau en train de fixer l’écran où s’était déroulé le message. Ces gens tenaient à ce qu’il visite physiquement leur monde, leur cité. Tout le monde aspirait à une visite de Black Jack. À de rares exceptions près, il avait toujours réussi à se défiler en prétextant de ses devoirs. Il avait été aux premières loges à Kosatka pour voir comment les citoyens de l’Alliance réagissaient en présence de Black Jack et avait été témoin de leur culte du héros, cette adulation d’un homme qu’il n’avait jamais été. Vénération qui l’atterrait tout en renforçant sa résolution d’éviter désormais ces traquenards.
Pourtant, le rejeton d’un matelot qui se trouvait à bord de son croiseur lourd lors de la bataille de Grendel ? Qu’était exactement une Académie des enfants des Forces armées ? Une espèce de faculté ou d’université ?
Il chercha le terme dans le dictionnaire et lut la définition à deux reprises avant de réellement comprendre sa signification. Orphelinats institués et financés par le gouvernement de l’Alliance pour les enfants qui ont perdu leurs deux parents au cours de leur service armé.
Les deux parents. Et, d’après la base de données du vaisseau, le nombre des enfants ainsi affligés était assez important pour que des dizaines de ces établissements eussent été éparpillés dans tout l’espace de l’Alliance. Le capitaine Tulev… avait-il passé son enfance dans une de ces académies après l’anéantissement de sa planète natale ?
Geary lui-même avait perdu toute sa famille pendant la guerre, même si, à l’âge adulte, il avait littéralement dormi, congelé dans une capsule de survie, jusqu’au décès de ses géniteurs. S’il avait été un enfant à l’époque, il n’en aurait que davantage souffert, de cela il restait conscient. Il n’avait pas envie d’y aller. Il ne tenait pas à affronter tous ces gosses. Mais…
Des orphelins. Pourquoi faut-il qu’il s’agisse d’orphelins ?
J’irai les voir. J’en trouverai le temps. Je leur dois bien ça.
« J’ai les informations que vous m’avez demandées, amiral », déclara Duellos.
Geary le dévisagea. Il s’efforçait encore de réprimer la bouillante colère qu’avait suscitée la dernière réponse du général Sissons, lequel s’était contenté de lui renvoyer la balle au lieu de lui proposer de nouveaux renforts ou d’autres solutions. Colère au demeurant dirigée autant contre lui-même que contre le général. J’aurais dû me rendre compte que Sissons pouvait persister indéfiniment dans ce sens. Il me faut un moyen de pression pour le contraindre à soutenir ce qui devra passer pour mon plan.
Les croiseurs de combat Inspiré, Formidable et Implacable, comme les croiseurs légers qui les escortaient, ne se trouvaient qu’à vingt-quatre minutes-lumière de la planète principale d’Adriana, soit à quatre heures de trajet à 0,1 c, et ils poursuivaient leur route dans sa direction. Mal à l’aise dans le QG de l’amiral installé à bord de l’Inspiré, Geary était monté sur la passerelle pour assister aux événements et mieux prendre le pouls du bâtiment.
« Le véritable statut des forces militaires de ce système, reprit Duellos en faisant signe de s’avancer à un grand lieutenant tiré à quatre épingles. Lieutenant Barber, veuillez résumer les faits pour l’amiral, je vous prie.
— À vos ordres, commandant. » Barber afficha une fenêtre virtuelle et se lança dans ses explications : « Ces symboles désignent les unités et bases de l’aérospatiale. Au-dessus, ce sont ceux des forces terrestres. Ces lignes représentent les communications entre les unités et les bases que nous avons pu identifier. Plus les communications sont nombreuses, plus les lignes sont épaisses, moins elles sont nombreuses, plus les lignes sont fines. Le plus gros du trafic sur la principale planète d’Adriana semble passer par le sol et des câbles enterrés, par exemple, que nous ne pouvons pas repérer d’ici, bien sûr, mais, en revanche, en surveillant le numéro d’ordre des messages, nous pouvons au moins dire combien d’entre eux nous sont passés sous le nez.
— C’est clair, dit Geary. Les unités de l’aérospatiale m’ont l’air passablement affairées.
— Oui, amiral. Nous estimons que les rapports de situation que nous captons en provenance de l’aérospatiale sont exacts et donnent une image fidèle de ses forces en présence. » Barber s’interrompit et porta le regard sur l’autre partition de la fenêtre virtuelle. « Mais, s’agissant des forces terrestres, certaines donnent l’impression de ne pas communiquer entre elles ni avec leur QG, sauf pour dire que tout va bien et qu’elles sont pratiquement parées à cent pour cent. »
Geary secoua la tête. « Certaines, dites-vous ? Il me semble à moi que ça vaut pour presque toutes.
— Oui, amiral. Et c’est d’autant plus bizarre que des éléments de ces unités sont censés être de service sur des installations extérieures à la planète. Nous devrions capter de nombreux messages. Mais elles n’en reçoivent ni n’en émettent aucun, sinon des rapports de situation quotidiens. Une de mes chefs a procédé à une analyse structurelle de ces rapports de situation en provenance d’unités qui ne transmettent que cela. Elle a découvert en les comparant tous ensemble que le nombre des problèmes mineurs dont ils rendent compte chaque jour, tels que les effectifs portés malades ou le pourcentage du matériel provisoirement hors service correspond de très près au résultat d’un générateur de nombres aléatoires.
— Ce sont des faux, dit Geary.
— Oui, amiral. À mon avis, ces unités n’ont pas d’existence réelle. »
Geary se tourna vers Duellos. « Certaines sont affectées depuis longtemps à Adriana.
— En effet. Mais ça ne veut pas dire qu’elles sont encore là.
— Elles auraient été supprimées, mais on les aurait laissées dans les systèmes de com ?
— Dans tout le système de commandement et de contrôle, rectifia Duellos. Si l’on veut maintenir l’illusion d’une armée, on doit veiller à ce que le système de commandement et de contrôle reflète cette illusion.
— Ma meilleure estimation, c’est que chacune des deux divisions des forces terrestres affectées à Adriana ne comprend en fait qu’une seule brigade en activité. Le reste de leur organigramme n’est qu’une coquille vide qui, comme le dit le commandant Duellos, ne sert qu’à créer l’illusion d’une force beaucoup plus importante qu’en réalité.
— Réduction des effectifs, lâcha Geary tout en continuant d’étudier l’image montrant l’analyse de Barber. Effectuée de manière à dissimuler son impact réel. Une division des forces terrestres se compose bien de trois brigades de nos jours, n’est-ce pas ? Ça signifie que les forces terrestres d’Adriana ont été réduites des deux tiers. Cela étant, les locaux doivent le savoir. On ne peut guère cacher bien longtemps ces camps et ces garnisons désertés, ni l’absence de tous ces soldats en permission qui dépensaient leur solde au profit de l’économie locale.
— Ils connaissent peut-être la vérité ou commencent à la deviner, mais ils ne sont sans doute pas prêts à l’accepter, déclara Duellos. Compte tenu de ce que vous m’avez appris sur Yokaï, il crève les yeux que l’Alliance est prête à faire des efforts intensifs pour dissimuler les réductions d’effectifs qui ont affecté ses défenses dans les régions proches de la frontière avec les Mondes syndiqués. »
Le lieutenant Barber pointa les désignations de quelques unités des forces terrestres. « Amiral, on a peut-être affirmé aux autochtones que ces soldats disparus avaient été envoyés à Yokaï. J’ai vu un ou deux rapports signalant qu’on avait renforcé les défenses de ce système.