L’opérateur des systèmes de combat secoua la tête. « Commandant, mon cousin a travaillé sur un cargo. Déballer ces combinaisons coûte cher. Ils ne le font que s’ils y sont forcés. »
Duellos hocha la tête lentement, tout en contrôlant soigneusement son expression. « Devront-ils attendre que l’air soit irrespirable ? Ou bien les enfileront-ils de manière à s’assurer une marge de sécurité ?
— Ils attendront jusqu’à la dernière minute, à ce que disait mon cousin, commandant.
— Et nous sommes encore à vingt minutes-lumière d’eux », laissa tomber Duellos.
Geary crispa les lèvres puis frappa son unité de com avec une violence indue, conscient toutefois que tout ce qu’il obtiendrait par ce biais arriverait trop tard pour changer le cours des événements. « Dague, Perroquet… ici le…
— Un message du Perroquet, amiral… »
Geary coupa la communication pour l’afficher.
Le commandant du Perroquet semblait scandaleusement juvénile pour son grade. C’était le fruit d’une guerre où les promotions se succédaient très vite, à mesure que les officiers les plus anciens étaient éliminés au cours de combats sanglants. Seuls les yeux de cette femme trahissaient ce qu’elle avait vécu : autant d’expériences qui l’avaient assez mûrie pour qu’elle méritât un commandement en dépit de son âge. « Amiral, en me fondant sur des rapports de l’équipage du cargo quant aux conditions qui règnent à son bord, j’ai pris la décision de tenter une seconde fois de fixer un tube d’évacuation à son sas. Cette tentative a été couronnée de succès, parce que ces conditions sont si mauvaises que la plupart des passagers sont d’ores et déjà à peine conscients ou quasiment comateux.
» Nous y avons donc rattaché un tube d’aspiration pour évacuer l’air vicié et souffler ensuite de l’air pur, mais notre capacité d’accueil est trop réduite. Le Dague accouple un tube à un autre sas et devrait se joindre à nos efforts dans quelques minutes, mais, amiral… nous allons en perdre quelques-uns. Peut-être beaucoup. Nous faisons de notre mieux. Lieutenant Miller, terminé. »
Un an plus tôt, le lieutenant Miller aurait sans doute cherché à massacrer ces Syndics. Elle avait l’air aujourd’hui prête à hurler de dépit à la perspective de ne pouvoir les sauver tous. En dépit du drame qui se déroulait, Geary y vit luire une étincelle d’espoir.
« Message des navettes des forces terrestres, amiral. »
Il reporta son attention sur un écran montrant un officier des forces terrestres dont l’uniforme et l’aspect général trahissaient un trajet en navette assez mouvementé. « Major Farouk, du régiment 1712 de la police militaire. J’ai là six pelotons et demi à votre disposition, amiral. »
Duellos pointa son propre écran. « Ils devraient rejoindre ces vaisseaux, amiral. Je les observais pendant que vous vous chargiez du tableau d’ensemble, et ce sont eux qui abritent le plus grand nombre de réfugiés. Nos croiseurs viennent tout juste de tirer quelques nouveaux coups de semonce pour interdire à d’autres cargos de déguerpir.
— Merci. Major, votre assistance sera la bienvenue. Je coche les neuf cargos dont nous pensons qu’ils ont le plus grand besoin d’un rétablissement de l’ordre. Mes fusiliers sont d’ores et déjà en train d’en aborder deux. J’ai autorisé l’emploi de gaz CRX anti-émeute. »
Farouk le fixa pendant un bon moment d’un œil inexpressif avant de répondre : « Nous n’avons pas de CRX, amiral.
— Vous n’avez que du CRV ?
— Non, amiral. Nous n’avons pas de gaz du tout.
— Quelle est exactement votre dotation ?
— Hurleurs, grenades aveuglantes, étourdisseurs… »
Matériel destiné plutôt à affronter des situations autrement sérieuses que la dispersion d’une émeute. Geary brandit la main pour interrompre la litanie. « N’employez que la force minimale requise. Nous avons ici six vaisseaux de guerre pour vous apporter leur appui. Y a-t-il parmi ces réfugiés des meneurs que vous pourriez contacter pour vous aider à rétablir l’ordre ? »
Cette fois, le visage du major Farouk trahit son embarras. « Je ne sais pas, amiral.
— Votre service du renseignement ne pourrait-il pas vous informer ? demanda Geary, craignant déjà de connaître la réponse.
— Nous n’avons strictement rien sur ces réfugiés, amiral. Ils sont sous le contrôle de l’aérospatiale. Je leur ai posé la question, amiral, se hâta d’ajouter Farouk. Pendant le trajet. On m’a répondu qu’il s’agit de Syndics émigrés pour des raisons économiques, et que, s’il y avait autre chose, l’aérospatiale le saurait. C’est tout.
— Voici mes ordres, déclara Geary lentement et distinctement. Chaque fois que vous aborderez un bâtiment, veillez à identifier les chefs locaux qui pourraient vous aider à rétablir et maintenir l’ordre. Je veux être tenu au courant. Prévenez-moi aussitôt si vous avez besoin d’aide ou si vous apprenez quelque chose qu’il me faut savoir. Des questions ?
— Non, amiral.
— Fichue stupidité bureaucratique ! Démentiel ! grommela Geary, la communication terminée. Ce sont des Syndics. Personne ne s’est donc avisé qu’il serait important que je connaisse la raison qui a poussé tant de gens à prendre le risque de pénétrer dans le territoire de l’Alliance ? »
Duellos haussa les épaules. « Ce sont des Syndics, répéta-t-il. Permettez-moi de vous expliquer comment on a probablement raisonné. Tout d’abord, puisqu’il s’agit de Syndics, ils mentiront si on leur pose la question. En second lieu, peu importent leurs motifs puisqu’ils vont regagner l’espace syndic. Troisièmement, ce sont des Syndics, alors qui diable s’en soucie ? Par-dessus le marché, nous connaissons déjà l’opinion du général Sissons sur la coopération et la nécessité de vous apporter un soutien qu’il n’est nullement contraint de fournir. » Il vérifia une information sur son écran. « Mes fusiliers entament les opérations d’abordage. Voulez-vous les surveiller ? »
Geary aimait bien observer le déroulement des événements du point de vue des fusiliers, mais… « Pas cette fois. Il se passe trop de choses en même temps pour que je me concentre sur une seule. S’ils rencontrent des problèmes, faites-le-moi savoir.
— Le Formidable a récupéré le contrôle de sa propulsion ! » annonça joyeusement le spécialiste des opérations.
Geary se surprit à sourire à son tour. Ça partait enfin dans le bon sens. « Formidable, ici l’amiral Geary. Procédez à l’interception avec l’Inspiré. Je tiens à ce que ces cargos voient arriver un autre croiseur de combat.
— Amiral, l’AAR 4657A de l’aérospatiale demande des instructions. »
Que faire d’un coucou ? « Dites-lui d’aider nos croiseurs à cornaquer les cargos qui tenteraient de quitter l’orbite.
— Les fusiliers d’un vaisseau se servent de CRX, rapporta Duellos.
— Et ceux de l’autre ? demanda Geary.
— On dirait que l’ordre y a été rétabli avant qu’ils ne l’abordent. » Duellos coula un regard en biais, dit quelques mots puis se tourna de nouveau vers Geary. « Ils ont été contactés par deux meneurs qui les prient de mettre la pédale douce sur les mesures de coercition. Quelles qu’elles soient.
— Quand ça se sera tassé, il faudra que je parle à ces deux chefs. De loin, par un canal sécurisé. Les fusiliers leur ont-ils dit qu’ils n’auraient pas à sévir si eux-mêmes réussissaient à rétablir l’ordre de leur côté ?