— L’Implacable a intercepté le cargo désemparé et participe au sauvetage, rapporta un autre lieutenant.
— L’AAR 1793B de l’aérospatiale demande des instructions.
— Les forces terrestres abordent trois cargos. Les navettes s’approchent encore des six autres.
— L’AAR 8853A de l’aérospatiale demande des instructions.
— Les fusiliers du cargo où on s’est servi de CRX ont besoin de matelots de la flotte pour surveiller sa propulsion, son réacteur et ses systèmes de commande jusqu’au réveil de son équipage. »
Geary s’accorda une pause pour se masser les yeux. Certes, la bulle redevenait lentement contrôlable, ou du moins ne menaçait-elle plus d’exploser en millions de fragments dérivant dans l’espace, mais il ne pourrait toujours pas se détendre avant un bon moment. Il baissa la main et reporta le regard sur le secteur de son écran où l’Implacable, le Dague et le Perroquet s’amassaient autour du cargo de réfugiés blessé.
J’ai limité les dégâts, mais je n’ai pas réussi à éviter quelques pertes en vie humaine.
Je vais devoir surmonter cette situation, trouver le moyen de rapatrier ces réfugiés et d’en empêcher d’autres d’affluer, et découvrir pourquoi ils venaient ici. Le seul point positif de ce foutoir, c’est qu’il m’aura au moins placé en position de m’atteler à cette tâche.
La journée avait été longue, mais, en dépit de son épuisement, Geary se sentait toujours très tendu. Il avait besoin de réponses, et ces gens lui en fourniraient peut-être.
La salle de conférence de l’Inspiré était pratiquement identique à celle de l’Indomptable, mais lui-même se sentait la proie d’un malaise irrationnel, auquel s’ajoutait l’impression que le fauteuil de dotation standard qu’il occupait dans ce compartiment était plus inconfortable que son homologue de l’Indomptable.
Deux individus semblaient assis comme lui à la même table, mais il ne s’agissait que des présences virtuelles des meneurs que les fusiliers avaient trouvés à bord d’un des cargos. Les soldats avaient installé le matériel de conférence puis s’étaient éclipsés pour permettre aux deux chefs de s’entretenir librement avec Geary. Tous deux étaient vêtus de tenues indescriptibles, qu’ils portaient visiblement depuis trop longtemps et dans des conditions interdisant toilette et nettoyage.
Celui qui s’était présenté sous le nom de Naxos était un homme corpulent d’un âge avancé, qui rappelait à Geary le sous-off le plus chevronné avec qui il eût travaillé. Il ne semblait guère à l’aise de se trouver en présence d’un haut responsable et fixait fréquemment ses mains comme s’il attendait qu’elles parlent à sa place. Ses premières paroles confirmèrent l’impression de Geary.
« J’ai passé ma vie à travailler à la chaîne, déclara-t-il. Mon dernier poste était celui de contremaître. Les gens s’imaginent souvent qu’à cause de ça je connais les ficelles. J’espère qu’ils ne se trompent pas. » Naxos décocha à Geary un regard où brillait une lueur de défi puis détourna promptement les yeux.
« Je ne suis pas un CECH syndic, répliqua Geary. J’aime bien qu’on me regarde en face. »
Le second réfugié était une femme plus jeune et plus affûtée : une lame que l’existence dans les Mondes syndiqués n’avait pas encore eu le temps d’émousser. Elle se présenta à lui sous le nom d’Araya. Elle n’affichait pas la même soumission spontanée que Naxos, mais il lui manquait l’assurance que confère une position de responsabilité plus élevée. La réponse de Geary lui arracha un grognement sceptique. « Pouvons-nous nous permettre de vous prendre au mot ?
— Je vois mal quel autre choix s’offre à vous, répondit l’amiral. Que je sache, je suis la première personne jouissant d’une certaine autorité dans l’Alliance qui s’adresse à vous, et je pourrais bien être la dernière. S’il y a quelque chose qu’il nous faudrait savoir, faites-m’en part. » En même temps qu’il leur parlait, Geary se rendait lentement compte, comme lors de conversations précédentes, combien les leçons que lui avait enseignées Victoria Rione sur les différents modes d’expression lui avaient été précieuses. Sans en avoir l’air, elle l’avait constamment contraint à se confronter à des déclarations biaisées et à d’obscures motivations. Il avait toujours présumé qu’elle était ainsi faite, que c’était dans son caractère, mais il commençait à se demander si elle n’avait délibérément visé cet objectif. Après tout, elle s’était montrée très directe lors de leurs premières discussions. « Que faisiez-vous sous le régime syndic ? demanda-t-il à Araya.
— Sous-cadre à l’échelon 5, répondit-elle comme si elle le mettait au défi de relever.
— Je n’ai pas un souvenir précis du rang que ce poste occupait dans la hiérarchie syndic, se contenta-t-il de répondre.
— Pas très élevé. En fait, on ne peut guère descendre plus bas, sauf à être un travailleur. » Les yeux d’Araya le scrutaient. « J’ai été blackboulée par un CECH. Plus aucune promotion. Jamais.
— Je vois.
— Vraiment ?
— J’ai discuté avec des gens du système de Midway, qui s’est révolté contre les Mondes syndiqués. Ils m’en ont beaucoup appris sur le régime sous lequel ils devaient vivre et sur ce dont les CECH étaient capables pour assujettir les citoyens. » Geary désigna Naxos puis Araya. « On m’a ordonné de vous rapatrier. Mais j’aimerais vous aider. »
Tous deux irradiaient un scepticisme aussi tangible qu’une force physique. « Pourquoi ? interrogea Naxos, les yeux rivés sur les mains de Geary.
— Parce que je suis censé régler ce bazar. Vous ramener chez vous ne résoudra rien si vous persistez à revenir, vous et vos compatriotes. Vous êtes des réfugiés. Pourquoi ? Pourquoi avez-vous quitté Batara pour vous rendre dans un système de l’Alliance plutôt que dans un autre système de l’espace syndic ?
— Vous appartenez à l’Alliance, répondit Araya d’une voix soudain plus véhémente. Vous nous avez bombardés et tiré dessus pendant un siècle. Pourquoi devrions-nous nous déboutonner ?
— Pourquoi diable êtes-vous venus si vous pensez que tout le monde est malfaisant dans l’Alliance ?
— Ce n’était pas notre… » Araya interrompit brusquement sa philippique, adressa un regard noir à Geary puis haussa les épaules. « D’accord. Batara a renversé le Syndicat. Nous nous sommes rebellés. Mais, une fois débarrassés des serpents et des CECH, nous… nous… »
Geary connaissait le scénario pour l’avoir vu se dérouler ailleurs. « Vous vous étiez unis contre le gouvernement syndic, mais, après son renversement, les diverses factions de Batara ont commencé à se battre entre elles. C’est bien ce qui s’est produit ?
— Oui », confirma Naxos, dont le regard se releva l’espace d’une brève seconde pour fixer Geary, puis de nouveau le pont. « On nous a laissé le choix, partir, être enfermés dans un camp de travail dont la direction avait changé ou mourir. La deuxième et la dernière option revenaient au même. »
Geary hocha la tête puis se renversa dans son fauteuil pour réfléchir. « Les rebelles que vous étiez ne pouvaient-ils pas gagner un autre système stellaire syndic.
— Nous n’avions pas vraiment le choix, insista Araya. Quitter Batara ou mourir. C’est la seule raison qui nous a poussés à venir à Adriana. Parfait. Où serions-nous allés ? Il n’y a que trois points de saut à Batara. Dont un qui conduit dans l’espace de l’Alliance.
— À Yokaï, précisa Geary.
— C’est le nom que vous lui donnez. Nous autres, nous appelons ce point de saut la Bouche de l’Enfer. Pendant cent ans, la population de Batara a vu les forces syndics s’y engouffrer et disparaître ou revenir en lambeaux. Pendant cent ans, elle s’est demandé si les assassins de l’Alliance n’allaient pas en surgir pour l’attaquer.