— Les forces terrestres ne peuvent rien faire non plus contre une telle menace, intervint le général Sissons. Ça n’entre pas dans mes attributions. Empêcher des vaisseaux de guerre ennemis de pénétrer dans ce système stellaire est la responsabilité de la seule flotte. »
La présidente Astrida secoua la tête en soupirant. « Amiral, vous nous annoncez là des nouvelles bien noires. Mais, si votre réputation n’est pas usurpée, vous devez bien avoir quelques idées, quelque plan pour nous défendre. »
Tous acclamèrent ces dernières paroles et tournèrent vers Geary ce regard rempli d’espérance qu’il n’avait vu que trop souvent. La foi qu’on mettait en lui – un espoir uniquement fondé sur sa personne – avait fréquemment eu le don de le décourager, mais, cette fois, il se borna à l’encaisser. Son assurance grandissante, sa détermination se cristallisaient. C’est exactement comme de commander un vaisseau ou même la flotte. Ils ont besoin de me voir afficher cette confiance en moi, cette compétence. Et mon devoir est de les leur apporter. J’ai joué de bonheur jusque-là. Je n’ai encore lâché personne. J’échouerai sans doute un de ces jours. C’est inéluctable. Mais pas aujourd’hui.
« La flotte enrayera la menace », déclara-t-il. Il prit note du soulagement que suscitèrent illico ces paroles. « Mais j’ai besoin de l’aide d’Adriana. Comme pour le problème des réfugiés, son assistance est requise. Sinon, je peux toujours les ramener à Batara, mais ils reviendront tôt ou tard.
— Que peut faire Adriana ? demanda un homme.
— Il me faut trois choses : en premier lieu, un effectif des forces terrestres assez important pour aborder tous leurs bâtiments, y maintenir l’ordre et veiller à ce qu’ils nous accompagnent pendant le trajet de retour. J’aurai aussi besoin de leur renfort pour appuyer notre requête exigeant du gouvernement actuel de Batara qu’il cesse de chasser ses citoyens vers Adriana, ainsi que pour assurer la sécurité au sol quand nous larguerons les réfugiés. Il leur faudra aussi des moyens de transport. » Tous faisaient déjà leurs calculs et certains se rembrunissaient de nouveau, mais Geary enfonça le clou. « Et nous aurons aussi l’usage de forces à Yokaï pour endiguer les menaces qui viendraient de cette direction avant qu’elles n’atteignent Adriana.
— Et vous n’avez pas d’autre financement ? demanda la présidente Astrida.
— Je n’ai pas d’autre financement. Vous pouvez demander au gouvernement de l’Alliance de vous rembourser, mais je ne peux rien vous promettre.
— Qu’exigez-vous de nous exactement ? s’enquit la femme âgée.
— Deux régiments des forces terrestres en tenue de combat intégrale et de quoi les convoyer.
— Vous disiez qu’un régiment serait dispersé entre les vaisseaux de réfugiés pour assurer le maintien de l’ordre à leur bord jusqu’au retour de ces Syndics à Batara, protesta l’élégant officier. Ceux-là n’auront pas besoin d’un transport distinct.
— Si. Du moins si vous tenez à ce que je ramène ce régiment chez lui une fois que nous aurons largué les réfugiés et permis à leurs cargos décatis de retourner vaquer à leurs affaires.
— Je ne puis accéder à cette requête, déclara le général Sissons. Je n’ai pas d’effectifs de réserve. Mes soldats sont affectés à la défense de ce système.
— Général, gronda quasiment la présidente, si les forces terrestres de l’Alliance assignées à Adriana se montrent incapables d’épauler une opération militaire de la même Alliance destinée à défendre notre système stellaire, je peux vous promettre que cette information sera largement diffusée et discutée sur le parterre du Sénat d’Unité. Vous sentez-vous prêt à répondre aux questions qui vous seront posées dans ces circonstances ? »
Prenant conscience de la menace qui pesait sur sa carrière, Sissons eut soudain l’air d’un cerf épinglé par les phares d’une voiture. « Inutile. Nous sommes dans la même équipe. Ce qu’on vous a dit n’est pas entièrement exact. C’est tout ce que j’essayais de vous faire comprendre.
— Qu’est-ce qui n’est pas entièrement exact ? insista la présidente.
— Certes, je dispose encore d’un effectif équivalent à deux brigades. Mais il ne s’agit pas de brigades combattantes, plutôt de personnel d’appui : mon QG, le service du renseignement, la police militaire…
— Que pouvez-vous nous procurer au juste ?
— Un régiment. Un seul. Ça, je le peux. » Sissons sourit comme s’il s’attendait à des félicitations.
Astrida se tourna vers le général Schwartz. « Avons-nous un régiment des forces d’autodéfense qui pourrait être affecté à cette mission ? »
Schwartz fit la moue, l’air chagrine. « Comme vous le savez, madame la présidente, nos forces d’autodéfense ont souffert de sévères restrictions budgétaires au cours des derniers mois.
— Je sais qu’une entière division au moins figure encore sur vos registres, général Schwartz.
— Oui, mais autodéfense et déploiement lors d’une mission offensive ne sont pas synonymes », expliqua Schwartz. Elle prit une profonde inspiration puis hocha la tête. « Nous pouvons fournir un régiment. Je le composerai d’unités plus petites ayant reçu l’entraînement requis. Mais, madame la présidente, je dois vous prévenir que le déploiement d’autant de nos forces risque d’avoir un coût politique.
— Je l’assumerai, déclara Astrida. Au moins saurons-nous que les hommes et femmes à qui nous assignerons cette mission seront entre les mains de Black Jack plutôt qu’à la merci d’un de ces lourdauds de bouchers qui ne semblaient jamais se soucier de leurs pertes. »
Nul ne regarda le général Sissons, et lui-même s’efforça derechef de ne croiser aucun regard.
Mais une officielle du beau sexe prit la parole. « L’amiral commande la flotte, pas les forces terrestres. Comment pourrions-nous savoir si…
— Nous le savons, la coupa un de ses collègues. Deux des fantassins qui accompagnent la Première Flotte ont de la famille à Adriana. Quand j’ai appris leur présence, je suis allé leur parler. Je leur ai demandé ce qu’ils savaient de l’amiral et ils m’ont répondu que, de toute évidence, tous les fusiliers de sa flotte étaient prêts à traverser l’enfer pour lui.
— Pas facile d’impressionner les fusiliers, reconnut le colonel Galland. Je sais que, moi, je n’ai jamais réussi. »
Les rires qui accueillirent cette boutade permirent à Geary de dissimuler l’embarras que lui inspirait la remarque précédente. Je vous en dois encore une, colonel. « Et… quant au transport des forces terrestres ? »
La présidente Astrida écarta les mains, l’air agacée. « Oui. Nous n’avons pas le choix, n’est-ce pas ?
— Si, vous l’avez. À mon sens, il n’y a qu’une seule bonne solution. Mais je ne peux pas vous forcer à l’adopter.
— En réalité, vous pourriez, intervint encore Galland. Les y contraindre, je veux dire. ACTU.
— ACTU ? Qu’est-ce qu’ACTU ? » Sa question parut stupéfier tout le monde, dont Galland elle-même.
Elle s’esclaffa de nouveau. « Vous êtes resté absent un siècle ! Autorité de commandement temporaire d’urgence. Ça relève de la Loi d’urgence temporaire.
— Qui est une disposition provisoire restée en vigueur plus longtemps que je n’ai vécu moi-même, précisa la vieille présidente. Elle vous accorde le pouvoir de lever pour la défense de l’Alliance toutes les troupes d’autodéfense et ressources disponibles dans n’importe quel système. Bien que la guerre soit finie, nous n’avons toujours pas eu vent de son abrogation. Je vous suis reconnaissante de nous avoir laissé le choix quant aux moyens que nous pouvions mettre à votre disposition pour seconder votre mission, mais je me rends compte à présent que vous n’aviez même pas à demander la permission. »