— Je n’en disconviens pas. Je voulais seulement vous faire remarquer que mes AAR ne seraient pas superflus non plus à Batara. »
Geary laissa transparaître son étonnement. « Comment pourrais-je bien les y amener ?
— Vous avez des croiseurs de combat. N’abritent-ils pas chacun deux navettes de dotation réglementaires ? Un de mes AAR tiendrait facilement avec elles dans leur soute. Ce serait un tantinet à l’étroit, mais c’est faisable. Si ces navettes doivent procéder à des largages dans un environnement hostile, ou si vous tenez simplement à les faire accompagner d’une forte escorte pour impressionner les locaux, mes gars et mes filles vous seront réellement d’une aide précieuse.
— Une autre mission d’entraînement ?
— Comment l’avez-vous deviné ? repartit Galland en souriant.
— Je vais probablement vous prendre au mot, colonel. Nous marchons sur le fil du rasoir, et toutes les compétences que nous pourrons nous adjoindre augmenteront mes chances de mener cette mission à bien. Merci.
— Non, amiral. Merci à vous. Garder la foi peut parfois se révéler ardu, vous savez. À coopérer avec des gens comme Sissons, on finit, au bout d’un certain temps, par se demander si tout cela est vraiment utile. Mais ça l’est. » Elle recula d’un pas, salua de nouveau en y mettant toute l’application d’une novice puis lui fit au revoir de la main tandis qu’il montait dans le véhicule.
Se retrouver au milieu de civils le rendait nerveux.
Non parce qu’il avait passé presque toute sa vie en compagnie de militaires, dont les uniformes n’avaient pas connu de modifications vraiment radicales au cours de son siècle d’hibernation, mais plutôt parce que les vêtements civils avaient suivi les sempiternels revirements de la mode et du goût, si bien qu’eux avaient beaucoup changé au fil des ans et des décennies. Certes, en raison de la longueur de la guerre, la mode avait naturellement beaucoup emprunté aux tenues militaires. Mais d’autres styles évitaient soigneusement toute référence à l’uniforme et à son utilitarisme. Parmi des soldats, il pouvait toujours se persuader qu’il ne s’était pas écoulé plus d’un siècle depuis la bataille de Grendel. Au milieu de civils, en revanche, à la vue de la tournure des vêtements qu’ils arboraient, il ne pouvait s’empêcher de le constater.
« Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir pris le temps de venir jusqu’à nous, déclara, radieux, le responsable de l’Académie. Ma mère me parlait déjà de Grendel quand j’étais encore un petit garçon craignant que les Syndics ne s’en prennent à nos foyers. Elle dirait aujourd’hui que Black Jack ne l’aurait jamais permis, qu’il serait venu empêcher ça. »
Geary se gratta la gorge, plus mal à l’aise que jamais.
« Je reconnais volontiers avoir cessé d’y croire. Nous étions tous au désespoir. La flotte était partie. Tout le monde le disait, même si le gouvernement prétendait qu’elle allait bien. Mais chacun sait qu’on ne peut pas se fier aux déclarations officielles. Et ensuite… (le bonhomme porta la main à son cœur et fixa le lointain avec un sourire émerveillé) vous avez ramené la flotte à bon port, après avoir fait plus de ravages parmi les Syndics que quiconque avant vous, et vous avez gagné la guerre. »
Tous souriaient, soit à Geary, soit à l’homme emporté par ses souvenirs. Les médias étaient présents, bien entendu. Ils enregistraient chaque seconde pour la postérité et absorbaient l’émotion brute comme des éponges, pour la retransmettre sur les écrans.
Geary porta le regard vers les portes de l’orphelinat, des vantaux métalliques fonctionnels ornés de ce qui évoquait les peintures d’amateur des divers sceaux des Forces armées de l’Alliance, dont Geary avait la quasi-certitude qu’elles avaient été réalisées par des enfants ayant perdu leurs parents pour ces mêmes Forces armées. Il sentit poindre une amertume encore plus intense que son malaise. « J’aurais aimé avoir mis fin à la guerre quand les parents de ces gosses étaient encore en vie. »
Le sourire du directeur s’effaça et il hocha la tête avec solennité. « Comme nous tous, amiral. Mais ce n’est point ce qu’ont décrété les vivantes étoiles. Nous pouvons déjà nous estimer heureux qu’il n’y ait pas davantage d’orphelins. C’est l’essentiel.
— Des gens continuent de mourir », fit remarquer Geary en songeant aux vaisseaux qu’il avait perdus, à l’Orion réduit en miettes dans le système stellaire de Sobek. Il constata qu’indécision et tracas se lisaient à présent dans les yeux du directeur et il s’efforça de rassembler ses esprits. « Pardonnez-moi. Ma flotte livre encore de rudes combats bien que la guerre soit finie.
— De rudes combats ? s’étonna une journaliste. Le gouvernement n’en a rien dit. »
Geary remarqua que des policiers s’apprêtaient à la faire taire et il leva la main pour les arrêter. « Je serais heureux de répondre à vos questions plus tard. Pour l’instant, mes responsabilités vont prioritairement à ces enfants.
— Soutenez-vous encore l’Alliance ? » insista-t-elle.
Il attendit un instant avant de répondre. La tension crépitait, quasiment tangible. « Oui. Je soutiens toujours l’Alliance, son gouvernement, tout ce en quoi croyaient nos ancêtres et les valeurs pour lesquelles sont morts tant d’hommes et de femmes de l’Alliance.
— Jusqu’où va-t-il, ce soutien ? »
Ils allaient manifestement continuer de pousser le bouchon. Geary fit face au public. « Je soutiens l’Alliance et le gouvernement, répéta-t-il. J’ai fondé mon combat sur ce principe. Je ne céderai pas un pouce de terrain et je ne retirerai pas un seul mot. »
Alors qu’il se dirigeait vers les portes de l’Académie dans le brouhaha qu’avait suscité sa déclaration, Geary se retrouva en train de marcher à côté d’une des enseignantes. Sa figure lisse trahissait un âge dont la science moderne avait effacé les aspérités, de sorte qu’elle pouvait avoir aussi bien trente ans que quatre-vingts. Toutefois, la cicatrice d’une brûlure marquait encore ostensiblement un des côtés de ce visage satiné. C’était une défiguration qu’elle aurait aisément pu faire disparaître, mais cette femme avait préféré la garder. « J’ai servi dans la flotte, amiral, dit-elle d’une voix sourde qui ne portait que jusqu’à lui. J’ai vu six vaisseaux se faire descendre quand j’étais à leur bord. Je sais qu’il est dur de perdre des hommes et des femmes, mais n’oubliez pas tous ceux que vous avez sauvés en remportant ces batailles avec une telle efficacité. Nul ne vous le dira sans doute, mais notre Académie et ses sœurs ont reçu l’ordre de se préparer à se regrouper, puis à fermer à mesure que les enfants qu’elles hébergent grandiront et les quitteront. Vous me suivez ? Cessez de pleurer les morts. Songez plutôt au fait que cet établissement et ses semblables n’auront bientôt plus d’utilité. Grâce à vous.
— Merci, répondit Geary. C’est peu de chose, je sais. Et merci aussi d’avoir, avec votre corps d’armée, aidé à tenir le front. »
Il se retrouva ensuite dans le bâtiment administratif, passablement fonctionnel mais charmant, sans pour autant que son hall d’entrée présentât enjolivures incongrues ni extravagances. Ç’avait un petit air militaire. Pas à la façon d’un QG luxueux, plutôt comme un état-major de campagne. Il se demanda combien de ces meubles étaient le produit de tractations commerciales avec des stocks de l’armée.
Une courte trotte le conduisit à l’entrée d’une vaste salle polyvalente où des enfants patientaient en rangs, les plus petits devant. Ils lui retournèrent son regard avec une solennité étrangère à leur âge. Ils étaient sérieux comme des gosses qui ont reçu d’effroyables volées dans leur petite enfance et, en les observant, Geary s’interrogea sur la manière la plus convaincante de s’adresser à eux, s’il en existait une.