Une fillette lui épargna le besoin de chercher ses mots. « Vous leur avez parlé ? » cria-t-elle, tandis que ses professeurs s’efforçaient de lui intimer le silence. « Aux anciens ? Alors ? » Ses yeux étaient trop sombres dans sa figure trop menue, mais l’espoir conférait à présent une certaine sérénité à son expression.
Geary s’agenouilla devant la fillette afin que leurs têtes soient au même niveau. « Sur la Vieille Terre, tu veux dire ?
— Oui. À nos ancêtres à tous. Qu’est-ce qu’ils ont dit ? » Son empressement était tel que les mots manquaient de se chevaucher.
« Je m’efforce encore de comprendre ce que j’ai vu et entendu sur la Vieille Terre », dit Geary. La stricte vérité était une réponse préférable à une question qui l’eût sinon contraint à mentir, décida-t-il. « C’est un monde… remarquable. »
Un garçon un peu plus vieux, presque un adolescent, s’exprima à son tour brutalement. La colère perçait distinctement dans sa voix. « Pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? Pourquoi avez-vous tant attendu ? »
Geary resta agenouillé et leva les yeux pour le scruter, conscient du non-dit : Pourquoi n’êtes-vous pas revenu avant la mort de mes parents ? De nouveau, il opta pour lui servir la seule vérité qu’il connaissait. « Je n’en sais rien. Ça ne dépendait pas de moi. J’ignore pourquoi on ne m’a pas retrouvé plus tôt. Je regrette… Si c’était arrivé avant… Mes parents sont morts pendant que je dormais. Tous ceux que je connaissais sont morts pendant que j’étais en sommeil de survie. Je me suis réveillé et il ne restait plus personne.
— Alors vous savez ce qu’on peut ressentir, affirma une autre fillette, lugubre.
— Je crois. Mais moins durement que vous. Je suis entré dans ma capsule de survie juste avant la destruction de mon vaisseau, et le processus de mise en hibernation s’est aussi déclenché puisque le module endommagé n’aurait pu me garder en vie autrement. Je ne pensais pas que ce serait si long, mais, quand je me suis réveillé… » D’anciennes émotions le submergèrent et il baissa les yeux. « Je regrette. J’aimerais pouvoir sauver tout le monde. C’est impossible. Je ne suis qu’un homme normal. Je fais de mon mieux, mais je ne peux pas sauver tout le monde.
— Vous nous avez sauvés, nous. »
Geary releva la tête et croisa le regard d’un autre garçon, celui qui venait de parler.
« Nous n’aurons pas à mourir à la guerre comme nos parents. » Il montra le ciel. « Je veux explorer l’univers. Je peux le faire dès maintenant.
— Combien de Syndics vous avez tués ? s’enquit un autre. Beaucoup ? »
Un adulte s’interposa avec une hâte que Geary reconnut : le gamin posait les mauvaises questions. « Minute ! intervint-il avant de s’intéresser de nouveau à lui. J’ignore leur nombre, mais je sais au moins que je n’en ai pas tué un de plus qu’il n’était absolument nécessaire, et j’espère ne plus avoir à en tuer aucun, même si je sais que toutes les chances sont contre moi.
— Ils ont massacré ma famille !
— Je ne peux pas te rendre tes parents en tuant d’autres Syndics, dit Geary. Je peux les empêcher de massacrer d’autres gens, mais pas défaire ce qui a été fait.
— Ils doivent tous crever ! insista le garçon sans se soucier des larmes qui lui mouillaient les yeux et ruisselaient sur ses joues. Il faut qu’ils comprennent qu’ils ne peuvent pas nous traiter comme ça, que l’honneur nous interdit de nous laisser ainsi malmener, et que nous tuerons tous ceux qui feront du mal ou qui… ou qui… feront insulte à notre honneur ! Nous…
— Stop ! » Geary vit comment réagissaient enfants et adultes, prit conscience du silence qui venait brusquement de tomber, et il se demanda s’il ne s’était pas exprimé un peu trop violemment. Il se leva et balaya du regard les garçons et les filles qui l’entouraient. « L’honneur ? Tu crois que l’honneur consiste à tuer des gens ? Ce n’est pas ce que pensaient nos ancêtres.
— Mais… balbutia quelqu’un
— Il sait, lui, s’écria une fille. Il entend nos ancêtres et il… il est l’un d’entre eux. Il est revenu d’entre les morts ! Écoutez-le plutôt ! »
Geary ne briguait nullement ce rôle, mais il savait aussi que c’était son argument le plus persuasif. « L’honneur n’a rien à voir avec la manière dont les autres vous traitent, mais plutôt avec la façon dont vous-mêmes traitez autrui. On n’y accède véritablement qu’en respectant et honorant les autres. Le seul moyen de défendre son honneur, c’est de prendre la défense des droits et des personnes des autres peuples. De traiter vos semblables comme vous voudriez qu’on vous traite. Vous enseigne-t-on encore cette vérité ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Mais, si vous manquez à ces principes, si vous ne songez qu’à votre intérêt personnel, qu’à tuer pour parvenir à vos fins, vous êtes pareils aux pires des Syndics. Leurs dirigeants se moquaient du nombre de leurs propres victimes quand ils ont déclenché la guerre. Ils ne s’intéressaient qu’à ce qu’elle leur rapporterait, à ce qu’ils en escomptaient et à ce qu’elle leur permettrait. Et nous avons tous payé le prix.
— Nous avons payé trop cher, dit une fille plus âgée en le scrutant de l’œil d’un adulte. Nous regardons les informations et elles ne parlent que de gens qui se lamentent et ergotent comme si nous n’avions pas gagné la guerre. Tout le monde se répand sur ce qu’elle nous a coûté, les dettes et les difficultés de la vie. Parfois… Parfois il m’arrive d’avoir envie de parler à mes ancêtres et je ne sens la présence d’aucun. C’est dur à croire. Je sais que vous êtes là. Je ne sais pas si vous étiez réellement ailleurs tout ce temps, si vous avez vu ou entendu ce que nous ne pouvons qu’imaginer, mais comment réparer tout ce qu’on a brisé ? Comment retrouver tout ce qui s’est perdu ? »
Elle hésita, déglutit puis reprit à voix très basse. « Comment pourrions-nous même savoir ce qu’auraient voulu nos parents ? Autrefois, la réponse était : ne renoncez pas. Continuez de vous battre. Mais la guerre est finie. Quelle est-elle aujourd’hui ? Vous la connaissez, vous… Black Jack ?
— Je… » L’espace d’un instant, il ne sut trop que répondre puis, subitement, il se lança. « Écoute. » Le conseil était superflu. Tous étaient suspendus à ses lèvres, bien qu’il ne comprît pas lui-même d’où lui venaient ces mots. « J’ai au moins appris sur la Vieille Terre une chose que je peux maintenant vous confier. Quelque chose qu’on m’a montré. Vous avez fait un peu d’histoire, n’est-ce pas ? À propos de l’ancien temps, avant que l’humanité n’atteigne les étoiles, quand elle était encore confinée sur une unique petite planète du système solaire. Vous a-t-on parlé des guerres ? Des désastres ? Moi-même je n’y comprenais rien quand j’étais encore à l’école. C’était trop lointain, trop perdu dans le passé. »
Il s’interrompit pour promener le regard sur les enfants. « Mais, dernièrement, je me suis retrouvé aux premières loges pour voir ce qu’avaient enduré nos ancêtres et la Vieille Terre, et j’ai fini par comprendre. La Vieille Terre est couverte de ruines, de décombres et de vestiges du passé. Sur cette unique petite planète, nos ancêtres n’ont jamais renoncé. Ils se sont relevés de chaque guerre, de chaque catastrophe, de chaque perte, pour rebâtir, continuer de s’élever et de construire jusqu’à atteindre les étoiles. C’est pour cela que nous sommes là aujourd’hui. Parce que nos ancêtres n’ont jamais cédé, jamais abandonné.
» Il y a là-bas une ville que nous avons visitée. Une vieille ville en ruines, dans une région qui s’appelle le Kansas. Elle a été désertée à cause des guerres et d’autres phénomènes trop horribles pour être supportables. Mais, quand j’y étais, les gens de la Vieille Terre qui nous accompagnaient m’ont appris qu’elle allait revivre. J’ai posé la question juste avant que nous ne quittions le système solaire. Est-ce bien vrai ? Cette ville va réellement ressusciter ? On m’a répondu par l’affirmative. Ces gens dont les ancêtres avaient vécu là ne l’avaient jamais oubliée et ils avaient déjà entamé des préparatifs pour la reconstruire. Ce n’est qu’une petite bourgade. Mais, même ainsi, on ne devrait pas lui permettre de tomber dans l’oubli. De mourir. »