Un souvenir lui revenant, Geary hocha la tête. « À Corvus, j’ai vu un croiseur léger syndic conçu spécialement pour éliminer de telles cibles.
— Corvus ? demanda Kim, intriguée.
— Un système stellaire syndic. À un saut de Prime.
— Fichtre ! s’exclama Kim, admirative. Vous étiez carrément dans la gueule des Syndics, n’est-ce pas ?
— Nous ne devrions pas construire des bâtiments qui forment des cibles aussi appétissantes et sont incapables de se défendre, grommela le colonel Voston.
— Ça faisait sens d’un point de vue logistique, déclara Kim. Mais tout bonnement pas dans une perspective guerrière. On pourrait croire que les galonnés l’auraient compris après toutes ces décennies de combat.
— Je ne perds pas mon temps à présumer que les galonnés pigent quelque chose, lança aigrement Voston avant de se rendre compte qu’il était en présence de Geary. Amiral, pardonnez-moi ce…
— Pas grave. » Geary se tourna vers Duellos, qui n’avait strictement rien dit depuis qu’on l’avait présenté, et qui, apparemment, n’avait nullement l’intention de s’exprimer. « Commençons. Je crois comprendre que le général Schwartz a recommandé que votre régiment se charge d’assurer la sécurité à bord des vaisseaux de réfugiés, colonel Kim.
— Oui, amiral.
— Faites-moi un projet de répartition de vos forces. Elles ne seront pas isolées. Tous mes vaisseaux se trouveront à proximité et, si d’aventure une urgence se présentait, trois pelotons de fusiliers seraient prêts à apporter un renfort immédiat à tout bâtiment qui en aurait besoin, ainsi qu’au régiment du colonel Voston si d’autres forces terrestres étaient requises.
— Mon régiment regorge de soldats qui ont maintes fois combattu, amiral, déclara lentement Voston pour veiller à bien se faire comprendre.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Oui, mais… amiral, si on ne nous a pas renvoyés en opération offensive, c’est pour une bonne raison. Un bon nombre de mes soldats ont été poussés au bord du déséquilibre mental. On ne les a gardés dans l’active, me semble-t-il, que parce qu’après leur mise à pied le coût des traitements médicaux obérerait encore le budget des centres de soins de leurs systèmes natals respectifs. Ce sont de bons soldats. De grands combattants. De braves gens. Mais ils ont traversé l’enfer. Plus d’une fois. Ils risquent de tirer à tort et à travers. Vous comprenez ?
— Oui, colonel, je comprends. Peuvent-ils encore se charger de cette mission ? » Sissons s’était-il encombré de troupes inutiles, de soldats beaucoup trop lessivés pour rester opérationnels ?
« Ce sont de bons soldats ! répéta le colonel Voston. Pardonnez-moi, amiral, mais ils feront l’affaire. Mettez-les en situation de combat et ils sauront s’y prendre. Ordonnez-leur de former un périmètre de sécurité et ils le tiendront. Mais, si vous les placiez dans une situation plus… ambiguë, ils risqueraient de réagir… excessivement.
— Je vois. » D’un signe de tête, Geary confirma à Voston qu’il saisissait. « Mais vous-même ? »
Le colonel eut un sourire torve. « Je ne vous laisserai pas choir. Je ne lâcherai pas mes soldats. Mais… ouais, je suis passablement carbonisé, moi aussi.
— D’accord. » Geary activa l’écran des étoiles au-dessus de la table. « En raison du peu que nous connaissons de la situation tactique, il faudra beaucoup improviser. Je compte bien entrer à Batara prêt à faire ravaler ces réfugiés à leur gouvernement. Mais de manière à bien lui faire comprendre qu’il n’a pas intérêt à nous en renvoyer d’autres dans les pattes. Colonel Kim, vos soldats devront veiller à ce qu’ils embarquent sur les navettes sans créer de troubles, ni même refuser passivement de partir. Colonel Voston, votre régiment assurera la sécurité au sol partout où ils seront déposés.
— Les locaux n’y verront pas d’objections ? s’inquiéta Voston.
— Si, très probablement. À ce que j’ai pu voir de leurs dirigeants actuels, ils restent un peu trop syndics pour mon goût.
— Nous pouvons encaisser tout ce qu’ils nous balanceraient.
— Les vaisseaux de la flotte seront là pour vous soutenir, ajouta Geary. Une fois les réfugiés largués, je compte poursuivre vers Tiyannak. »
Le colonel lui décocha un coup d’œil dubitatif. « Mes ordres ne mentionnent pas Tiyannak, amiral.
— Je n’aurai plus besoin de vous là-bas. Si la situation m’a l’air suffisamment paisible, je vous renverrai à Adriana depuis Batara, escorté par mes croiseurs légers, avant de gagner moi-même Tiyannak. Il s’y trouve un ancien cuirassé syndic, menace que nous devons impérativement éliminer. Dans l’idéal, on devrait pouvoir le détruire dans le bassin de radoub où il est en réfection.
— Et si ça tourne au vinaigre ? demanda Voston.
— Alors nous improviserons et réagirons en conséquence. Mes objectifs sont au nombre de trois : rapatrier les réfugiés, m’assurer qu’on ne les renverra pas à Adriana et réduire ce cuirassé à l’impuissance. Vous deux n’avez à vous inquiéter que des deux premiers.
— Pas de problème, assura le colonel Voston.
— À vos ordres, amiral, déclara Kim.
— Faites-moi savoir quand nous serons prêts à partir. Plus tôt nous atteindrons Batara, plus vite nous frapperons Tiyannak, et, si nous nous hâtons suffisamment, peut-être le cuirassé ne sera-t-il toujours pas opérationnel. »
Kim prit congé et son image disparut, mais Voston s’attarda et fixa Duellos.
« Capitaine, puis-je rester un instant en tête à tête avec le colonel ? demanda Geary.
— Certainement. » Duellos se leva avec une lenteur délibérée puis salua Voston avec la même nonchalante correction avant de quitter le compartiment.
Voston le suivit des yeux puis il se tourna vers Geary. « Amiral, vous savez sans doute pour quelle raison le général Sissons nous a désignés pour cette mission, mes soldats et moi. Il s’attend à nous voir la saborder. Échouer. Ce qui rejaillirait sur vous : vous feriez mauvaise figure ou, à tous le moins, ça vous créerait un tas d’embarras supplémentaires. Mais je tiens à ce que vous sachiez que nous ne faillirons pas. Nous ne sommes peut-être pas des anges hors service, mais nous n’avons jamais laissé tomber personne. Vous pouvez compter sur nous.
— Je n’en ai jamais douté, colonel. »
Il fallut près de deux semaines aux deux régiments des forces terrestres pour s’organiser et embarquer, puis pour installer les AAR du colonel Galland dans la soute des navettes de l’Inspiré, du Formidable et de l’Implacable. Geary assista à ce processus léthargique avec une impatience croissante, quasiment réduit à l’oisiveté pendant que tournaient lentement, vers un hypothétique accomplissement, les rouages de la bureaucratie des forces terrestres et de l’administration gouvernementale. Il ne doutait pas que le général Sissons s’employât de son côté à verser autant de sable que possible dans ces engrenages, et il regrettait amèrement que Victoria Rione ne fût pas là pour l’aider à outrepasser les innombrables autorisations requises par le gouvernement d’Adriana pour l’affrètement des transports nécessaires aux forces terrestres.
Il se surprit de nombreuses fois à s’en vouloir d’avoir décliné le recours à ACTU, et à envier les dirigeants de Midway. Disposer d’un pouvoir dictatorial et de la capacité d’envoyer les feignasses en prison simplement parce qu’ils avaient pris tout leur temps lui semblait de plus en plus séduisant à mesure que les journées s’écoulaient paresseusement.