— Il l’aura bien mérité », déclara Geary, encore qu’il se fût lui-même suffisamment inquiété de ce qui se produirait quand on aurait largué les réfugiés pour s’être repassé de tête, pendant un bon moment, tous les aléas.
« Allons-nous devoir faire feu ? » Le colonel Kim, quant à elle, ne semblait ni inquiète ni excitée à cette perspective. Seulement curieuse.
« Je tâcherai de l’éviter, répondit Geary. Comment s’en sortent vos soldats ?
— Aucun problème de ce côté-là, amiral. À part leurs conditions d’existence. »
Geary sourit à l’image de Kim assise en face de lui dans sa cabine. « Les cargos n’offrent pas un couchage bien luxueux, j’en ai peur.
— Ce n’est pas tant cela, amiral. Les forces terrestres s’attendent bien moins que l’aérospatiale à une certaine opulence, expliqua-t-elle en souriant derechef. C’est surtout la puanteur. Ces cargos ont abrité trop de monde trop longtemps. Les gens sentent mauvais, l’air pue parce que les supports vitaux ne parviennent plus à le purifier et, bien entendu, les rations de campagne ont toujours dégagé une odeur répugnante. Je pressens que les réfugiés seront aussi heureux de prendre une douche que mes soldats de les débarquer.
— Rien ne laisse prévoir que nous aurons des problèmes pendant le débarquement à Batara ? s’enquit Geary. Je tiens à être fin prêt si d’aventure certains réfugiés décidaient brusquement que, tout bien pesé, ils ne tiennent plus à affronter leur gouvernement.
— Non, amiral. Aucune indication de ce genre. » Kim regarda autour d’elle de manière ostentatoire pour vérifier que personne ne les entendait. « J’ai parlé aux deux meneurs de ce cargo. Cette fille, Araya, refuse obstinément de se détendre. Elle se conduit comme si elle s’attendait à ce que je lui tranche la gorge durant son sommeil. Mais Fred Naxos est correct.
— Fred ?
— Federico, mais il préfère Fred. Vous ne le croirez jamais, amiral, mais, si les réfugiés se tiennent tranquilles, c’est en partie à cause de cette rumeur qui se répand dans leurs rangs selon laquelle Black Jack serait de leur côté.
— Quoi ? » Geary s’était cru jusque-là immunisé contre la surprise quant à ce que les gens pouvaient attendre de Black Jack, mais, celle-là, il ne l’avait pas vue venir. « Les Syndics voyaient plutôt en Black Jack une espèce de démon.
— Mais eux se sont révoltés contre ce qu’ils appellent le Syndicat. Et, avant qu’ils ne quittent Batara, ils ont entendu dire que vous aviez décapité l’ancien pouvoir syndic et défendu contre les Syndics et des extraterrestres un système rebelle perdu à l’autre bout de l’univers.
— En réalité, ce sont les forces de ces rebelles elles-mêmes qui ont déboulonné l’ancien pouvoir syndic. J’en suis en partie responsable, j’imagine. Ils parlent probablement de Midway.
— Oui, amiral ! Midway. C’est ce qu’ils disaient. » Kim afficha cette fois un sourire de conspiratrice. « Le bruit court donc parmi eux que Black Jack combat non seulement les Syndics, mais qu’il est aussi un champion du peuple. Et les réfugiés ne se regardent plus comme des Syndics mais comme le peuple. Black Jack les ramène chez eux, de sorte qu’il est peut-être aussi leur héros. »
Génial. Encore des gens qui s’attendent à ce que je sauve le monde. « Donc, ils commencent à ne plus voir une ennemie dans l’Alliance ?
— Oh non, amiral. Ils croient toujours que l’Alliance est un repaire d’ogres. Mais que ceux d’entre nous qui travaillent pour Black Jack sont des ogres bienveillants. En quelque sorte. » Kim prit un air pensif. « Mais c’est un début. L’idée que l’autre n’est plus un monstre. Ce serait chouette de pouvoir commercer de nouveau avec Batara, comme au bon vieux temps.
— Au bon vieux temps ?
— Oui, amiral. Ma famille a travaillé un bon moment dans le commerce. On faisait beaucoup d’affaires avec et via Batara avant que les Syndics ne s’en emparent ; et puis la guerre est arrivée. Mais nous en avons gardé le souvenir. » Elle s’interrompit, et diverses expressions se succédèrent sur son visage. « Je me demande si quelqu’un se le rappelle encore à Batara. Nous avons encore nos archives de l’époque, contacts commerciaux et autres.
— Les Mondes syndiqués ont dû faire un sort aux commerces qui existaient avant leur prise du pouvoir, je présume, et il s’est passé plus d’un siècle depuis. Nous verrons bien ce qui a survécu. » Et ce qui survivra à notre passage. « Renseignez-vous auprès de Naxos et Araya à propos de cet aviso. Je serais curieux de connaître leur sentiment sur son appartenance. »
L’aviso mystérieux sauta de Yokaï vers Batara dix heures après l’émergence du détachement de Geary, délai largement suffisant pour lui avoir permis de voir tous les cargos et vaisseaux de guerre et de confirmer qu’ils se dirigeaient vers le même point de saut.
« Nous tentions, ou, plutôt, le gouvernement de Batara s’efforçait de remettre en service un aviso endommagé, avait admis Araya à contrecœur. C’est sans doute celui-ci. Nous n’avions plus que lui en guise de forces mobiles. Mais je vois mal pourquoi ils l’auraient envoyé ici au lieu de l’embusquer près du point de saut d’où arrivaient les raids en provenance de Yaël. »
Geary inspecta sur son écran le moignon de vecteur qui reflétait la vélocité relativement lente de ses vaisseaux et s’efforçait de ne pas trop obliquer vers l’intérieur du système durant le temps qui lui serait imparti pour gagner le point de saut puis l’étoile où trouver les réponses aux questions qu’il se posait. Devoir régler la vélocité de ses unités sur celle des cargos était exaspérant. Les bâtiments marchands pouvaient certes accéder à de plus hautes vélocités, il leur suffisait de continuer à accélérer. Mais ça leur prendrait bien plus de temps qu’aux vaisseaux de guerre – et ils consommeraient davantage de cellules d’énergie – tout comme il faudrait plus de temps aux poussifs cargos pour décélérer de nouveau, tout en brûlant autant de réserves.
Entourés de deux escadrons de destroyers, les croiseurs de combat de l’Alliance émergèrent du point de saut à Batara. L’écran de Geary avait affiché le dernier statut connu, remontant à moins d’un an, des défenses syndics du système, mais il lui fallait à présent secouer l’hébétude induite par le retour à l’espace conventionnel et patienter pendant que les senseurs cherchaient ce qui s’y trouvait d’encore opérationnel.
La première chose dont il prit conscience, c’est qu’aucune alarme ne retentissait et que, donc, les armes commandées par les systèmes automatisés de contrôle du feu ne tiraient pas sur les vaisseaux de l’Alliance. Si un traquenard les attendait ici, ce n’était pas à proximité du point de saut.
De fait, à mesure qu’il reprenait ses esprits, il se rendait graduellement compte qu’il n’existait aucune menace à la ronde.
Le point de saut menant de Yokaï à Batara se trouvait légèrement au-dessus du plan du système et à près de quatre heures-lumière de l’étoile. L’impression de Geary, selon laquelle les vaisseaux de l’Alliance disposaient du point de vue d’un quasi-démiurge sur tout le système, puisqu’ils le surplombaient et regardaient de haut ses planètes en dépit des énormes distances qui les séparaient, était encore plus forte qu’à l’ordinaire. Un peu comme s’ils occupaient les loges de dieux.
Comme tous les systèmes en première ligne, Batara avait été lourdement pilonné durant les décennies de la guerre. Mais les Syndics s’étaient pliés à la même logique perverse que l’Alliance en rebâtissant et renforçant à tour de bras ses défenses. Les systèmes marginaux qui, à l’instar de Yokaï, n’étaient pas très peuplés, pouvaient sans doute se transformer en enclaves exclusivement militaires. Mais tout système disposant d’une population respectable, de villes et d’industries devait être préservé le plus longtemps possible, nonobstant les nombreuses frappes de l’ennemi et le coût du maintien d’un peuplement civil. Toute autre attitude serait revenue à céder devant l’ennemi et à admettre la défaite, et cette guerre longue d’un siècle avait davantage consisté à refuser de la reconnaître qu’à espérer remporter la victoire.