Le plus exaspérant, c’était sans doute que l’univers tout entier s’ouvrait devant vous et que, malgré tout, vous vous retrouviez dans l’incapacité d’aller là où vous le souhaitiez.
Il tendit la main vers le panneau de commande des communications puis hésita en voyant l’heure. Celle du travail normal était largement dépassée, les coursives de l’Indomptable devaient déjà être plongées dans le noir afin de simuler le cycle d’alternance du jour et de la nuit prisé par les êtres humains, et presque entièrement désertes à l’exception du personnel de quart. Il aurait aimé en parler à Desjani, mais il ne pouvait faire fi de la mise en garde de l’amiral Timbal, selon laquelle ses mouvements et ceux de Tanya seraient étroitement surveillés pour tenter de surprendre tout signe de comportement non professionnel de leur part. En tant que subordonnée dans sa chaîne de commandement, Tanya ne ferait sans doute rien d’inconvenant, mais cela ne signifiait pas qu’une occupation innocente ne serait pas sciemment mal interprétée, surtout s’il lui rendait visite dans sa cabine de nuit.
Et zut ! il avait un boulot à effectuer. Il lui adressa une demande de rappel puis attendit que sa fenêtre surgît devant lui.
Elle se trouvait dans sa cabine, ce qui, compte tenu de l’heure tardive, lui mit du baume au cœur. Il lui arrivait parfois de se dire que Tanya vivait sur la passerelle de l’Indomptable, ce qui n’était bon ni pour elle ni pour ses subalternes. « Bonsoir, amiral. Que se passe-t-il ?
— Vous êtes occupée ? »
Elle lui rendit son regard. « Je commande à un croiseur de combat. Bien sûr que je suis occupée. Pourquoi ?
— Je sèche. » Geary montra l’écran au-dessus de la table de sa cabine. « J’ai trouvé le moyen d’esquiver les vaisseaux de ces Vachours mais pas de dépasser la forteresse qui garde le point de saut. Si je n’avais pas à me soucier de leurs bâtiments, je saurais peut-être réduire la forteresse à l’impuissance, mais je n’ai pas ce luxe.
— C’est un seul et même problème, affirma Desjani. J’aurais moi-même tendance à me concentrer sur les vaisseaux, mais ces forteresses sont le plus gros écueil. Devons-nous passer à portée de leurs armes ?
— Non, répondit Geary, lugubre. Nous pouvons passer hors de portée du rayon d’action moyen de tout ce qui pourrait y être installé, mais pas esquiver la nuée d’appareils/missiles qu’elle lancera pour nous intercepter, puisqu’elle connaîtra exactement la trajectoire qu’il nous faudra emprunter pour atteindre le point de saut. Des idées ?
— Je vous préviendrai dès qu’il m’en viendra une. Mais je ne suis que le commandant d’un croiseur de combat. Vous êtes Black Jack Geary.
— Vous savez comme moi que je n’aime pas ce surnom. Pourriez-vous descendre en discuter avec moi ? »
Desjani éclata de rire. « Oh, ça l’afficherait bien ! Moi, me faufilant dans votre cabine en pleine nuit. Dois-je mettre quelque chose de sexy, comme mon uniforme d’apparat ?
— Vous êtes éblouissante là-dedans. Bon sang, Tanya… nous sommes mariés !
— Hors de mon vaisseau, amiral. À son bord, nous sommes respectivement amiral et capitaine. Vous le saviez.
— C’est plus facile à vivre en théorie qu’en pratique, se plaignit Geary. En outre, ce sera purement professionnel. Vous avez la bosse de la stratégie, Tanya. J’en ai besoin.
— Ah, vous savez parler aux filles. » Elle secoua la tête. « Je crois que vous avez davantage besoin de sommeil que de… euh… ma bosse de la stratégie. Nous avons tous cherché un moyen de dépasser cette forteresse pour atteindre le point de saut que nous voulons emprunter. Personne n’a trouvé la solution. Il faut essayer autre chose.
— Comme quoi ?
— Que reste-t-il ? La planète natale de ces Vachours ?… Exclue. Nous avons déjà vu à quoi ressemblaient leurs vaisseaux.
— Mais nous ignorons comment ils s’en serviront, rétorqua Geary.
— Oui. Mais, jusque-là, ils se sont tous retournés pour piquer sur nous. Et nous avons vu aussi comment ces appareils/missiles nous accrochaient. » Elle haussa les épaules. « Ça ne nous mène pas bien loin, mais nous avons une petite idée de leur mode de raisonnement. On devrait peut-être se concentrer là-dessus. Demain. On réfléchit mal quand on n’a pas dormi. Allez vous coucher et nous en reparlerons dans la matinée.
— Allez-vous aussi vous mettre au lit ? demanda Geary.
— Je commande à un croiseur de combat. Nous avons déjà abordé ce sujet, non ? Le sommeil est un luxe.
— Je pourrais vous ordonner d’aller dormir.
— Sans doute, convint Desjani. Vous le regretteriez ensuite, mais vous pourriez. Si vous persistez à rester éveillé, réfléchissez à la manière dont raisonnent les Vachours pour tenter de comprendre l’ennemi. C’est ce que vous avez fini par faire avec les Énigmas. Et c’est le meilleur conseil que je puis vous donner. »
La communication coupée, Geary resta un bon moment à réfléchir à ce conseil dans sa cabine plongée dans le noir. Connaître l’ennemi. Ça relevait d’une antique sagesse. Et Tanya avait raison. Jusque-là, il s’était uniquement concentré sur les capacités de ses propres forces et celles, matérielles, dont l’ennemi devait disposer. Peu importait ce dont étaient capables ces extraterrestres, ce qui comptait, c’était ce que feraient en réalité les Vachours. Conscient qu’il n’avait jamais envisagé de se poser cette question, Geary entreprit d’y chercher une réponse. On connaissait certes quelques détails précieux à propos des Vachours, en particulier à partir d’évaluations succinctes émises par le lieutenant Iger et les experts civils, toutes farcies de termes tels que « inconnu », « présumé » et « possiblement », de sorte qu’il entreprit de consulter les renseignements dont il disposait sur les vrais ours.
L’ours était originaire de la vieille Terre, mais l’humanité en avait emporté des spécimens dans l’espace pour peupler de leur espèce quelques planètes lointaines, et elle avait rencontré sur certains autres mondes des animaux dont les caractéristiques étaient assez voisines de celles des ours terrestres pour qu’on leur appliquât le même terme générique. Techniquement bien sûr, en termes d’ADN, d’évolution et d’innombrables autres facteurs, ces animaux appartenaient tous à des espèces entièrement différentes. Mais, aux yeux de l’homme ordinaire, c’étaient tous des « ours », même si cet amalgame avait tendance à rendre dingue les zoologues.
Rien de ce qu’il découvrit sur les ours ne lui parut d’une quelconque utilité. C’étaient des animaux généralement solitaires, surtout comparés aux vaches. Ces Vachours, eux, étaient des animaux grégaires ; cela au moins était flagrant. Les ours étaient également omnivores, tandis que l’analyse, toujours en cours, des restes qu’on avait récupérés confirmait jusque-là le régime purement herbivore des Vachours.
Geary consulta les entrées « vache », « bétail », « taureau », « ruminant » et tout ce qui lui passait par la tête, lut des descriptions, des analyses, regarda des vidéos (dont l’étiquette de certaines affirmait qu’elles venaient de la vieille Terre elle-même), tout en laissant vagabonder son esprit.
Il se surprit à réfléchir à leurs supercuirassés. Ils n’étaient pas foncièrement plus lents que les cuirassés humains pourtant beaucoup plus petits. Si on leur en laissait le temps, ils devaient pouvoir atteindre les mêmes vélocités. C’était d’ailleurs précisément ce qu’ils faisaient en ce moment même : ils accéléraient régulièrement pour tenter d’intercepter sa flotte. Mais cette accélération exigerait un plus long délai, assez conséquent, de même que la modification de leur trajectoire à l’aide de propulseurs. Non pas à cause de la faiblesse relative de leur propulsion, mais de la masse plus volumineuse de ces bâtiments. Faire pivoter une telle masse demandait beaucoup de temps et d’énergie, et ces supercuirassés ne disposaient pas de l’énergie requise.