Geary n’avait nullement besoin de distractions pour l’instant, mais il vérifia néanmoins : le docteur Setin, un des experts civils. « Pourquoi mon logiciel bloque-t-il Setin ? » maugréa-t-il.
Desjani l’entendit et décocha un regard noir à l’officier des trans. « Ordonnez aux gens des systèmes de communication de contrôler le logiciel de filtrage de l’amiral et de découvrir pourquoi il bloque ceux qu’il ne faut pas. »
Geary enfonça la touche de dérogation et vit aussitôt apparaître l’image du docteur Setin flanqué du professeur Schwartz. « Amiral, lâcha Setin avec empressement, le docteur Schwartz a émis une assez intéressante hypothèse sur les occupants de ce système. Fondée sur une ample observation et sur l’analyse.
— Docteur, le coupa Geary, je suis en ce moment même au beau milieu des préliminaires d’un accrochage avec ces extraterrestres. Pourriez-vous me résumer cette théorie ? »
Le docteur Schwartz répondit aussitôt : « Les êtres humains que nous sommes ont habituellement affaire à des adversaires qui, quand ils sont menacés ou pourchassés, démarrent avec une certaine accélération pour s’enfuir ou fondre sur leur proie en profitant de cette brève pointe de vitesse. Mais un être intelligent sait – et je parle là d’un prédateur ou d’une proie typiques – que, lorsqu’il a échappé à un danger immédiat ou manqué sa proie au premier bond, il lui faudra s’attendre ensuite à une poursuite prolongée. Lors de cette chasse, tant la proie que le prédateur adoptent l’allure la mieux adaptée, celle qu’ils pourront soutenir durant une longue période. »
Geary réfléchit un instant à ce qu’on venait de lui dire. Son regard se reporta sur l’écran. « C’est ce que font les Vachours ? Au lieu de nous charger à la vélocité maximale, ils la réduisent pour pouvoir engager le combat avec nous avec la plus grande efficacité ?
— C’est ce qu’il me semble, amiral.
— Ça n’a aucun sens, docteur Schwartz. Ils ne sont pas en train de nous pourchasser. Ils sont à bord de vaisseaux. Les systèmes de propulsion ne se fatigueront pas, ni même leur combustible, à moins qu’ils n’aient été conçus pour une endurance ridiculement brève. Nous serons sortis de ce système bien avant qu’ils n’aient épuisé tous leurs moyens de nous poursuivre.
— Amiral…» Le docteur Schwartz s’interrompit puis reprit posément : « Vous partez du principe qu’ils ne comptent poursuivre leur traque que jusqu’au moment où nous aurons quitté leur système. »
Geary dut s’accorder le temps de digérer l’information, car elle lui déplut souverainement. « Vous croyez qu’ils continueront à nous pourchasser après ? En empruntant aussi le point de saut ?
— Ce n’est pas exclu. Du moins tant qu’ils le pourront. Ils s’efforceront de nous anéantir afin que nous ne puissions pas revenir menacer leur troupeau. Ces herbivores ont pris le contrôle de leur planète. Ils ont construit ces forteresses. Ils doivent être opiniâtres, capables de se concentrer longuement sur des problèmes de sécurité et prêts à consacrer toutes les ressources nécessaires à l’élimination d’une menace.
— Merci. C’était une… interprétation très intéressante, mais j’espère que vous vous trompez. » Une fois l’image des deux professeurs disparue, Geary se tourna vers Desjani pour lui transmettre l’hypothèse de Schwartz.
« Oh, magnifique ! » Elle fléchit les doigts comme pour se préparer à un combat manuel. « Je me demande si leurs bâtiments ont assez d’autonomie pour nous poursuivre jusque dans l’espace de l’Alliance.
— Sans auxiliaires pour transporter et fabriquer de nouvelles cellules d’énergie, ou tout du moins le carburant dont ils se servent ?
— Ces supercuirassés sont assez gros pour servir aussi d’auxiliaires, fit-elle remarquer. Énormes capacités de stockage, ateliers et tutti quanti. Ils sont plus futés que je ne le croyais, voyez-vous. Peut-être même font-ils pousser des cultures sur certains de leurs ponts. Des bâtiments autosuffisants, qui peuvent produire tout ce dont ils ont besoin et dont l’endurance est pratiquement illimitée, du moment qu’ils peuvent récupérer des matériaux bruts dans les systèmes qu’ils traversent. »
Geary eut soudain l’impression de regarder les icônes des supercuirassés vachours avec des yeux neufs. « Vous avez raison. Peut-être leur taille n’est-elle pas uniquement due à leurs capacités offensives. Un souci de plus.
— Nous pourrions les conduire jusqu’au territoire syndic et les y perdre afin de les rendre cinglés, suggéra Desjani. Je plaisante, évidemment.
— Merci de le préciser. » Geary, lui, ne blaguait qu’à demi. La première fois qu’il avait rencontré Tanya, elle gardait encore en elle les atroces séquelles héritées d’un siècle de guerre. Il y avait bien peu d’horreurs qu’elle aurait refusé d’infliger à ses ennemis exécrés des Mondes syndiqués, qu’ils fussent civils ou militaires. Les cicatrices n’étaient pas toutes entièrement refermées, bien qu’elles se manifestassent rarement extérieurement. « Mais, s’ils persistent à nous filer, il nous faudra les conduire là où nous pourrons les anéantir, loin de leurs forteresses et des autres ressources dont ils disposent dans ce système stellaire. »
Desjani hocha la tête avec un petit sourire en coin. « Je constate que vous n’avez pas beaucoup parlé de ce qui nous guettait dans celui vers lequel nous comptons sauter.
— Quoi que ce soit, c’est déjà là. Nous l’affronterons.
— Amiral ? » C’était l’officier des trans. « Le commandant Smyth du Tanuki cherche à vous contacter. Il affirme qu’on bloque ses communications.
— Smyth ? » Geary se tourna vers Desjani. « Je sais que mes réglages n’en sont pas responsables. »
Le visage crispé, Desjani enfonça les touches de son panneau des communications internes. « Maintenance des systèmes, ici votre commandant. Il y a un bug dans le logiciel du commandant de la flotte. Trouvez sur-le-champ de quoi il s’agit, et réparez-moi ça il y a cinq minutes. Vu ?
— Oui, commandant ! » Le personnel de maintenance semblait inquiet. Normal, quand Desjani adoptait ce ton.
« Passez-moi la communication du capitaine Smyth », ordonna Geary à l’officier des trans.
Le visage de Smyth apparut, l’air intrigué. « Des problèmes de com, j’imagine, amiral ? Je vois mal, autrement, comment il m’aurait été impossible de vous contacter.
— Apparemment, répondit Geary. Les responsables des systèmes de l’Indomptable sont en train de vérifier.
— C’est sûrement… Est-ce un problème isolé ? Y a-t-il d’autres manifestations identiques ?
— Au moins un autre pépin récent avec mes réglages.
— Je ne voudrais pas vous alarmer, amiral, lâcha Smyth, dont le visage soucieux semblait pourtant démentir les propos. Ce n’est peut-être pas un défaut du logiciel. Peut-être fonctionne-t-il parfaitement, je veux dire. Mais, si les processeurs et les cartes mémoire du système des communications présentent des défaillances matérielles, ça peut induire un comportement erratique de sa part. »
Tout tombait en panne dans la flotte à mesure que l’équipement arrivait au terme de sa brève espérance de vie intégrée, mais Geary n’avait pas encore rencontré ce problème spécifique. S’il commençait à rencontrer des ennuis avec les communications alors qu’il s’apprêtait à opérer le contact avec une armada extraterrestre… « Capitaine Desjani, le capitaine Smyth m’informe qu’il ne serait pas mauvais que vos responsables des systèmes vérifient le matériel du système de communication. Processeurs et cartes mémoire. »
Desjani fixa un instant Geary avant de réagir, non moins consciente que lui de ce que cela signifiait. « Systèmes ! Vérifiez le matériel ! Ingénieur en chef ! J’exige qu’on contrôle sans délai tous les processeurs associés aux communications, ainsi que le reste de l’équipement ! »