Elle mit fin à sa conversation puis se tourna vers lui. « Encore dix minutes et le remplacement des composants et les tests d’essai du système seront terminés. L’inspection complète exigera davantage de temps mais nous y travaillons déjà, amiral.
— Merci.
— Non, amiral. Merci à vous. » Elle sourit. « Vous avez exprimé publiquement la confiance que nous vous inspirons, mon vaisseau et son équipage. »
Geary haussa les épaules, mal à l’aise, conscient de ce que signifiaient ses paroles pour elle et ses spatiaux. « Je me suis borné à dire la vérité, Tanya. L’Indomptable ne m’a jamais laissé choir. S’il existe réellement un vaisseau invulnérable dans cette flotte, c’est lui. »
Le sourire de Desjani s’effaça. « Et voilà que vous voulez lui porter la poisse.
— Je voulais seulement dire…
— Laissez plutôt tomber, amiral. Je suis sûre que vous vous excuserez plus tard de cette présupposition auprès des vivantes étoiles, mais, pour l’heure, faisons comme si vous n’aviez rien dit et partons du principe que Black Jack n’aurait permis à aucun autre vaisseau d’arborer son pavillon. »
Il faillit hésiter avant de transmettre ses instructions de manœuvre suivantes ; il se demandait si la flotte les capterait ou si les systèmes de communication souffriraient d’autres défaillances. Mais le personnel de Desjani lui avait appris qu’ils fonctionnaient correctement, du moins jusque-là. « À toutes les unités. Déportez-vous de soixante-cinq degrés sur bâbord et de trois degrés vers le bas à T 15. »
Tous les vaisseaux obtempérant, la formation en boîte pivota de nouveau sans s’altérer, s’incurvant pour s’écarter à la fois de l’étoile et de l’armada extraterrestre, distante à présent de vingt minutes-lumière seulement.
« Les Vachours ne vont pas être contents, fit remarquer Desjani.
— Tant qu’ils font ce qu’on attend d’eux…
— Et que préparez-vous exactement ? » s’enquit Victoria Rione du fond de la passerelle.
Geary se retourna pour lui faire face. « Nous nous efforçons de les contraindre à réagir comme nous le souhaitons. Vous n’avez toujours pas de leurs nouvelles, j’imagine ?
— Non, répondit Rione. Pas même un “meuuuh” de défi à vous glacer les sangs. Je crois que vos experts ont raison. Ces êtres ne communiquent pas avec leurs ennemis. Ils les éradiquent. »
Sur ces mots, le général Charban se pointa aussi sur la passerelle. « Et tant pis pour tous ceux qui n’en sont pas. Cela dit, je soupçonne leur définition de ce terme d’être assez large. Je viens d’avoir une discussion passionnante avec le docteur Schwartz.
— D’autres éclaircissements ? » s’enquit Geary. Il n’assisterait que dans quarante minutes à la réaction des Vachours à ses dernières manœuvres, de sorte qu’il pouvait aussi bien, pendant qu’il patientait, s’efforcer d’intégrer de nouvelles données.
« Rien de bon, affirma Charban.
— Pourquoi les explications du docteur Schwartz sont-elles si rarement encourageantes ? »
Charban sourit. « C’est là une question à laquelle je ne saurais répondre. Mais je peux au moins vous dire ce que nos experts ont conclu de leur analyse de la surface de cette planète habitée. Vous savez déjà qu’elle est recouverte de bâtiments.
— En effet. Dont les toits sont cultivés.
— Toujours les mêmes cultures, amiral. Il n’en existe que peu de variantes, voire aucune, dans toutes les zones que nous avons pu étudier.
— Nulle part ? »
Desjani avait entendu. Elle eut une exclamation incrédule. « Ils ont anéanti tout le restant ? Il n’y a plus sur cette planète qu’eux et ce qu’ils font pousser pour se nourrir ?
— Peu ou prou, admit Charban. Non seulement ils ont éliminé tous leurs prédateurs, mais aussi toutes les espèces qui pouvaient rivaliser avec la leur. Sur les vidéos que nous avons interceptées, nous avons aperçu de temps en temps des créatures ressemblant à des oiseaux et de petits animaux qui ont l’air apprivoisés, mais, eux mis à part, on ne trouve que des Vachours. Oh, à l’exception de certains spectacles, probablement historiques. Les Vachours y portent des armures primitives et engagent le combat avec d’autres créatures. Ce sont manifestement des effets spéciaux numérisés, des images de synthèse représentant les prédateurs dont ils se sont débarrassés.
— Des combats ? » Nouvelle occasion de se faire confirmer leurs choix stratégiques. « Pourriez-vous m’en transmettre un ?
— Certainement, amiral. » Charbon tapota quelques touches puis lui adressa un signe de tête.
Desjani se rapprocha de Geary pour visionner la vidéo avec lui ; elle ignora délibérément le regard mauvais que lui adressa Rione en réaction à cette promiscuité.
Dans la fenêtre virtuelle qui s’ouvrit devant lui, Geary vit des rangs serrés de Vachours portant boucliers et longues lances progresser d’un pas assuré vers des ennemis qui se heurtaient vainement à ce rempart. De temps à autre, un des prédateurs affolés bondissait assez haut pour dépasser les boucliers mais s’empalait aussitôt sur une des lances du champ mouvant d’épieux qui cliquetait derrière.
« Un impressionnant témoignage de discipline, fit remarquer Charban. Tous les Vachours conservent leur position dans la formation, marchent au pas et réagissent sans délai aux ordres.
— Je ne vois pas où est le ressort dramatique, lâcha Desjani. Ils se contentent de repousser les prédateurs en les submergeant sous le nombre, puis de les encercler et de les transpercer de leurs lances.
— Il ne se passe rien d’autre, déclara Charban. Toutes ces vidéos historiques se ressemblent. Nous n’avons pas vu un seul cas où un Vachours isolé jouerait les héros. Ils prennent manifestement plaisir à assister aux mouvements de masse de leurs armées. J’ai vérifié, et l’on trouve de grossières analogies dans l’histoire humaine. Une société antique de la vieille Terre, par exemple, se battait ainsi en formation serrée, sans aucun intervalle entre les boucliers ; tout le drame et l’héroïsme se résumaient à cette seule question : chaque soldat tiendra-t-il sa position dans la formation au moment du choc frontal ?
— Ils ne sont donc pas si différents de nous, affirma Rione. Nous pourrions sans doute trouver un terrain d’entente s’ils acceptaient de nous parler. Mais notre première évaluation de ces herbivores, selon laquelle ils ne nous attaquent que parce que nous leur semblons des prédateurs, me semble incomplète.
— Vous voyez une autre raison ? » s’enquit Geary.
Elle indiqua d’un geste la direction générale de la planète des Vachours. « Nous pourrions aussi être des rivaux, amiral. Ils ne tolèrent aucune compétition. Ils ont anéanti tous leurs concurrents sur leur planète natale et, s’ils n’y étaient pas cloués par la présence des Énigmas, sans doute se seraient-ils déjà répandus dans l’espace contrôlé par l’humanité, en coupant l’herbe sous le pied de toutes les formes de vie différentes qu’ils rencontreraient.
— Et dans les autres directions ? Devons-nous présumer qu’ils sont entourés par l’espace Énigma ?
— On peut toujours l’espérer, déclara Rione. Et, oui, je sais qu’aucun de vous n’y aurait rêvé avant d’atteindre cette étoile, mais les Énigmas me semblent à présent un moindre mal.