En regard de la durée de vie d’une étoile, c’était effectivement bien peu. Geary réfléchit aux implications. « Ils font face à un point de saut menant chez les Vachours, et ce dans un système stellaire dépourvu de tout intérêt, sinon celui de présenter des points de saut.
— Celui-là est peut-être également accessible depuis l’espace Énigma, fit remarquer Desjani. Mais je serais assez curieuse de savoir pourquoi ils ont adopté cette position dans ce système. Ah-ha ! Voilà pourquoi. »
Les systèmes de la flotte avaient enfin identifié les autres points de saut de la naine blanche. Ils étaient au nombre de trois : le premier devant la flotte et sur sa gauche, le deuxième sur sa droite et au-dessus, et le troisième de l’autre côté de l’étoile. Desjani simula quelques manœuvres en souriant de satisfaction. « Eh oui, effectivement ! Vous voyez ? Là où ils se tiennent, ils peuvent intercepter tout ce qui émerge dans ce système, quel que soit celui de ces trois points de saut qu’ils choisissent de gagner.
— Et ils auraient le temps de voir ce que fait la force adverse au lieu de se contenter de réagir à la dernière minute, renchérit Geary. Très bien. Ce sont de bons ingénieurs et de grands tacticiens. Espérons qu’ils ne sont pas hostiles.
— Nous ne disposons pas de masses d’informations à cet égard, laissa tomber Desjani.
— La troisième fois est la bonne. » Geary transmit de nouveaux ordres à la flotte, lui imprimant une trajectoire vers le point de saut menant à une autre étoile plus proche de l’espace humain à une vitesse stable de 0,1 c. Ce faisant, ses yeux se posèrent sur la formation de l’Alliance, boîte grossière déformée par les dernières manœuvres et la bataille de Pandora, puis sur les sublimes volutes et spirales de la formation extraterrestre. « Tâchons de ne pas trop passer pour des barbares. »
Il chercha dans les bases de données des systèmes de manœuvre les formations qui lui étaient accessibles, avant de jeter son dévolu sur l’une d’elles, destinée à un passage lors d’une cérémonie assortie d’une revue militaire : les divisions et escadrons y formaient des losanges, lesquels se recomposaient ensuite en losanges plus larges afin de réaliser ce qu’il avait jadis regardé comme un spectacle impressionnant. Sans doute passerait-elle malgré tout pour bien piètre auprès de celle des extraterrestres, mais au moins ne donnerait-elle pas l’impression d’être grossièrement primitive.
« À toutes les unités, adoptez la formation Diamant Cérémonie. »
Rione se tenait près de son siège, légèrement tendue. « Tentez de communiquer avec eux, amiral. Un message bref laissant entendre que nous venons en paix.
— Nous venons en paix, marmonna ironiquement Desjani. Avec une flotte de vaisseaux de guerre.
— Contre qui gardent-ils ce système stellaire ? questionna Rione en ignorant Desjani. Ils font face au point de saut d’où pourraient émerger les Vachours. Dites-leur que nous ne sommes pas venus combattre. »
Peut-être que, pour une fois, cette supplique ne serait pas vaine. Tout en songeant aux Vachours qui n’allaient pas tarder à émerger dans ce système aux trousses de la flotte de l’Alliance, Geary espérait avoir rencontré des alliés plutôt que de nouveaux ennemis. « Puis-je transmettre un message sur un large spectre ? » demanda-t-il à Desjani.
Celle-ci se tourna vers son officier des trans, qui hocha affirmativement la tête. « Quand vous voudrez, amiral. »
Geary se redressa. Il s’exprima lentement et calmement, en tâchant de communiquer de la force à ses paroles sans pour autant les rendre menaçantes. « Salutations aux occupants de ces vaisseaux. Nous sommes des représentants de l’humanité menant une pacifique mission d’exploration. » Avec un peu de chance, l’armement et les dommages infligés au combat, visibles sur les coques de nombreux vaisseaux humains, ne remettraient pas en doute cette « mission pacifique ». « Nous souhaitons établir avec vous des contacts cordiaux et traverser ce système stellaire pour regagner les régions de l’espace contrôlées par notre espèce. Ici l’amiral John Geary, en l’honneur de nos ancêtres. Terminé. »
Il se renversa dans son fauteuil dès la fin de la communication, incapable de réprimer un éclat de rire. « Comment diable pourraient-ils en comprendre le premier mot ?
— J’espère qu’ils sauront au moins lire le langage du corps », déclara Rione sans trop avoir l’air d’y croire elle-même.
D’une main preste, Desjani avait entré des données sur son écran et procédé à des calculs. Elle désignait à présent la représentation de la nouvelle force extraterrestre. « Ils sont face à nous et peuvent nous bloquer le passage quel que soit le point de saut que nous décidons d’emprunter. Selon l’estimation la plus favorable de nos systèmes de manœuvre, l’armada vachourse aura eu besoin d’une heure à une heure et demie pour se retourner et quitter Pandora par le même point de saut pour nous pourchasser.
— Entre une heure et une heure et demie ? » Geary consulta les données. « Nous sommes dans ce système depuis vingt minutes.
— Ne devrions-nous pas accélérer pour nous éloigner au plus vite du point d’émergence ? insista Tanya.
— Ce qui reviendrait à nous précipiter vers ce nouveau groupe d’extraterrestres, répondit Geary. La manœuvre pourrait leur paraître agressive.
— S’ils tiennent à nous combattre, peu importe ce que nous ferons. »
Il secoua la tête avec fermeté. « Je préfère éviter le pire car il risque de se produire. La perspective de nous retrouver pris en sandwich entre ces vaisseaux et ceux des Vachours est déjà suffisamment déplaisante en soi. Faire en sorte que ça se produise à coup sûr serait catastrophique. »
Desjani marqua une pause, décida que Geary camperait sur ses positions et retourna à son écran. « Je vais donc rejoindre mon équipage. Nous ne verrons pas réagir ces extraterrestres avant près de deux heures, et, si les Vachours émergent sur nos traces, ils devront s’appuyer une fameuse trotte le temps que nous décidions de la position où nous les autoriserons à nous rattraper. »
Cette fois, Geary opina : refusant de regarder en face l’éventualité d’un combat contre les Vachours mais conscient qu’il ne pourrait pas s’y soustraire, et ignorant jusqu’où ils consentiraient à les poursuivre, il ne pouvait tout bonnement pas permettre à une force de cette envergure de s’engager dans le territoire contrôlé par l’homme. Avec un peu de chance, ils se satisferaient d’avoir chassé la flotte du système de Pandora.
Cela dit, avec toutes les manœuvres qui avaient permis aux humains de s’échapper, il avait dû rendre fou furieux le chef de leur armada. Sans rien dire de l’effet qu’avait probablement eu sur lui leur évasion proprement dite.
La réponse à la question qu’il se posait sur la réaction probable des Vachours lui parvint vingt minutes plus tard, alors que la flotte s’était déjà éloignée de six minutes-lumière du point de saut et continuait de creuser l’écart à une vélocité régulière de 0,1 c. Des alarmes se mirent à sonner sur les écrans : les senseurs avaient repéré les vaisseaux vachours à leur émergence, six minutes plus tôt. Ils traquaient toujours la flotte de l’Alliance.
« J’espère sincèrement que ces autres zozos sont amicaux », déclara Desjani.
Six
C’était là une de ces occasions où les énormes distances interstellaires ne peuvent inspirer que de la frustration. Pris en tenailles entre une force d’extraterrestres inconnus et une autre, hostile et par trop connue, qui arrivait par-derrière, Geary aurait aimé faire quelque chose. N’importe quoi. Mais il ne pouvait qu’attendre, sachant que les premiers réagiraient nécessairement à l’apparition inopinée de la flotte humaine, et conscient qu’ils risqueraient d’interpréter de travers tout ce qu’il entreprendrait. Entre-temps, l’armada vachourse avait recommencé à accélérer et rattrapait lentement la flotte. Au moins les grandes distances jouaient-elles en faveur de Geary. Même s’ils poussaient au-delà de 0,2 c, les Vachours mettraient des heures à le rejoindre.